Recension : Radiations et révolution

Le dixième anniversaire de la catastrophe nucléaire de Fukushima, le 11 mars 2021, sera probablement marqué par de nombreux bilans et récits rétrospectifs. On peut parier que peu d’entre eux proposeront un angle aussi original que le livre Radiations et révolution, paru à la fin de février. Rédigé par Sabu Kohso, un théoricien japonais des luttes sociales et un militant anticapitaliste de longue date, il raconte comment les citoyens et les groupes sociaux se sont positionnés face à la catastrophe et comment les diverses réponses se sont inscrites dans la continuité des luttes amorcées dans la foulée de la destruction d’Hiroshima et de Nagasaki en 1945.

D’abord, un mot pour souligner que ce livre ne propose pas un récit détaillé des événements ayant mené à la catastrophe de Fukushima, pas plus qu’un bilan détaillé des efforts de remédiation, non plus qu’une évaluation plus ou moins objective des effets mesurables des radiations sur les populations. Sabu Kohso se concentre sur l’expérience subjective des Japonais : comment cette crise les a affectés, comment elle a sapé leur confiance envers leur gouvernement, comment les groupes militants ont réagi, comment cet accident semble être un important tournant de l’histoire du Japon moderne.

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La thèse de l’ouvrage est assez complexe et emprunte à plusieurs courants de la pensée marxiste et altermondialiste. Elle présente l’industrie nucléaire comme le résultat d’une alliance malsaine entre le capital, l’État et l’armée et l’un des visages d’un capitalisme apocalyptique nous menant par touches imperceptibles vers un monde dystopique et hostile au vivant. En ce sens, les radiations s’accumulent et menacent la vie tout autant que les polluants chimiques, le plastique ou les changements climatiques. L’industrie nucléaire, entourée de secret et incompréhensible au commun des mortels, porte en soi les germes d’un État de plus en plus technocratique et autoritaire.

Le récit de la catastrophe que fait Kohso montre le profond désarroi des Japonais et en particulier des habitants de Tokyo, qui ont été plus exposés aux retombées de Fukushima que ce qu’a rapporté la presse occidentale. En fait, plutôt que de parler des radiations comme telles, dont l’effet peut être passager, l’auteur préfère parler des nucléotides, les particules issues de la fission de l’uranium, qui se diffusent dans la chaîne alimentaire et ont un effet permanent une fois ingérées et fixées par les organismes vivants – y compris chez l’être humain.

Les communications gouvernementales ambiguës ont vite inspiré de la méfiance, notamment lorsque l’État a multiplié par 20 d’un seul coup le « seuil de radiations acceptable ». Le danger était aussi noyé dans des statistiques faisant large place à des contaminations « moyennes » sur de vastes régions. Les Japonais, qui n’ont pas oublié les conséquences des attaques nucléaires de 1945, ont réagi en se dotant de compteurs Geiger, en dressant et en publiant leurs propres cartes détaillées des régions contaminées. L’État a pour sa part suivi le chemin inverse, en incitant les Japonais à consommer les produits de Fukushima pour soutenir l’économie régionale. L’idée était que la contamination des produits agricoles serait en quelque sorte diluée à un niveau insignifiant une fois répartie sur toute la population du pays et que cela constituait une forme de solidarité nationale.

Sabu Kohso montre aussi que la population s’est divisée en deux camps. « Ceux qui vont vers l’est » se sont éloignés de Fukushima et de Tokyo dans toute la mesure du possible, pour se mettre à l’abri. « Ceux qui vont vers l’ouest » se sont au contraire précipités vers Fukushima soit dans le souci militant de documenter la catastrophe de manière indépendante, soit, dans le cas de la foule de travailleurs appauvris par les politiques néolibérales, de profiter, au péril de leur santé, des nombreuses possibilités d’emploi offertes par les programmes de décontamination.

Au final, écrit l’auteur en page 75 :

« De plus en plus de gens ont ainsi perdu confiance dans les discours et les actes des autorités vis-à-vis de la catastrophe. Ces dernières ignoraient et bafouaient les revendications populaires tout en s’exonérant de toute responsabilité. Alors que le gouvernement et les industries dissimulaient leurs erreurs et mentaient sur les menaces imminentes, les médias ont inondé les ondes de spectacles et de discours déroutants. Sans égard aux préoccupations des gens du commun, les experts académiques se sont faits les mandataires des pouvoirs publics. Tous tiraient avantage de la virtualité des radiations, se donnaient des airs d’authenticité afin de discréditer aussi bien les plaintes provenant du peuple que les pratiques et les expérimentations que celui-ci mettait de l’avant. Mais leur mystification a fini par éclater au grand jour grâce à la guerre intellectuelle et informationnelle que les gens du commun leur ont menée à l’ombre du spectacle médiatique. »

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L’auteur fait de grands efforts pour relier son propos à diverses théories sociales et philosophiques. La géophilosophie de Deleuze et Guattari forme l’un des principaux fils conducteurs de l’ouvrage, mais on trouve aussi des références aux théories de la domination de la technique (notamment celle de Günther Anders) et à divers ouvrages relevant des traditions marxistes et altermondialistes. Kohso inscrit la résistance à Fukushima dans la continuité des luttes militantes des années 1960, elles-mêmes présentées comme une réaction à la mainmise de l’État capitaliste nucléarisé mis en place au Japon dans les années 1950.

Comme l’auteur puise largement dans ses propres souvenirs, il est difficile de déterminer si ce vaste récit unificateur repose réellement sur de puissantes tendances de fond dans la société japonaise ou s’il ne reflète que les aspirations d’un petit cercle militant autour de Kohso et de ses amis. Quoi qu’il en soit, il présente le Japon autrement que sous l’angle de la société hautement consensuelle et conformiste que nous imaginons volontiers en Occident. Le parti pris en faveur des gens ordinaires et de leur expérience subjective est aussi un contrepoint bienvenu aux analyses hautement techniques et abstraites qui pullulent autour des événements de Fukushima.

Radiations et révolutions a été conjointement traduit et publié en français par les Éditions de la rue Dorion (Québec, le 24 février) et les Éditions Divergences (France, le 26 février). Je remercie les Éditions de la rue Dorion de m’en avoir fait parvenir un exemplaire avant la parution officielle.

Source :

Kohso, Sabu. Radiations et révolution: Capitalisme apocalyptique et luttes pour la vie au Japon, Éditions de la rue Dorion et Éditions Divergences, 2021, 320 pages.

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