Où en est la crise du néon?

Peu après le début du conflit en Ukraine, en février, la presse internationale a alerté l’opinion publique sur les risques de pénurie de néon, un gaz rare, mais crucial pour la production des semi-conducteurs. Les données, quelque peu contradictoires, indiquaient que l’Ukraine fournirait entre 55 et 90 % du néon utilisé dans le monde. L’industrie des semi-conducteurs devait donc se préparer à une crise majeure à relativement brève échéance. Puis, à partir du début d’avril, silence radio. La crise s’est-elle résorbée? À quel point était-elle sérieuse en premier lieu? Enquête sur un gaz méconnu.

Comment fabrique-t-on le néon et pourquoi en Ukraine?

D’abord, qu’est-ce que le néon? Il s’agit d’un gaz rare, relativement léger (numéro atomique 10) qui ne se trouve pas dans des minerais, mais dans l’atmosphère de la Terre. Comme on le sait, celle-ci contient 78 % d’azote, 21 % d’oxygène et approximativement 1 % « d’autres gaz », dont le néon (18,2 parties par million), le xénon (0,09 ppm) et le krypton (1 ppm). Le néon a plusieurs usages industriels, dont l’éclairage commercial, la réfrigération, les lasers médicaux et les lasers de haute précision utilisés dans la fabrication de microprocesseurs.

Séparer l’atmosphère terrestre en ses diverses composantes n’est pas une mince affaire. Le procédé utilisé s’appelle la séparation cryogénique et repose sur l’utilisation du froid. Il faut d’abord débarrasser l’air de ses poussières et de sa vapeur d’eau, dont le gel bloquerait les conduites des équipements. Cet air purifié est ensuite refroidi jusqu’à ce qu’il se liquéfie. On le réchauffe ensuite progressivement, par paliers. Chaque gaz liquide se condense (redevient gazeux) à une température spécifique. Dans le cas du néon, cette température est de -245,92 °C. On aspire ensuite ce gaz avant de le mettre en bouteille.

Le procédé cryogénique est énergivore, mais il est utilisé partout dans l’industrie, souvent pour obtenir des gaz spécifiques. Les aciéries, par exemple, séparent l’oxygène de l’air et l’insufflent dans les hauts fourneaux pour faciliter la production d’acier. Ceci permet de produire l’acier en 40 minutes au lieu de 10 à 12 heures. Cette production d’oxygène fournit aussi un sous-produit intéressant : un air purifié, privé de son oxygène et donc plus concentré en gaz rares.

Durant les années 1980, les militaires soviétiques croyaient que les lasers allaient connaître une application militaire importante. Et pour cela, ils allaient avoir besoin des gaz rares qui permettent d’ajuster la longueur d’onde des lasers, dont le néon. C’est pourquoi ils ont construit des installations servant à récupérer l’air purifié de leurs aciéries, ainsi que des usines cryogéniques permettant d’en extraire les gaz rares. L’Ukraine a hérité de ces équipements après l’éclatement de l’URSS en 1991, ce qui lui a permis d’occuper une si grande place dans l’économie mondiale du néon.

Ce néon prévu pour une industrie militaire qui n’a finalement jamais vu le jour alimente aujourd’hui une importante industrie civile, dont celle des semi-conducteurs. Les gaz rares (néon, xénon, krypton) représenteraient actuellement 14 % des intrants matériels de cette industrie, tout de suite après le silicium. Le néon n’est pas utilisé pur, mais mélangé à d’autres gaz pour que les lasers obtiennent une longueur d’onde précise. Il existe environ 110 de ces gaz, dont de 20 à 30 sont d’usage courant. La part du néon serait en déclin : les lasers les plus modernes reposent davantage sur le xénon et le krypton.

Ingas

L’usine d’Ingas, à Marioupol, avant la guerre.

La production ukrainienne de néon se répartit entre deux usines, celle d’Ingas, à Marioupol et celle de Cryoin, à Odessa. L’usine d’Ingas est vraisemblablement détruite à l’heure qu’il est et celle de Cryoin ne semble pas en mesure de poursuivre la production et encore moins de l’expédier par bateau, le port faisant l’objet d’un blocus.

Impact de la guerre sur l’approvisionnement

Il existe deux types de néon. Il y a d’abord un néon de pureté « ordinaire », qui sert en réfrigération et dans les autres usages courants. Il y a ensuite un néon extrêmement pur, qui répond aux exigences très élevées de l’industrie des semi-conducteurs. Quelle était vraiment la part de l’Ukraine dans le marché mondial du néon, avant la guerre? Les chiffres varient. Un ensemble de données pointe vers 45 à 55 % du total. Ceci semble correspondre à la part de marché totale de l’Ukraine, à la fois pour le néon ordinaire et celui de grande pureté. Un autre ensemble de données donne des pourcentages oscillant entre 65 et 70 %. Ceci correspond peut-être à la part de l’Ukraine dans le néon de grande pureté. On voit aussi quelquefois le chiffre de 90 %. Il semble correspondre à la part du néon ukrainien dans le marché des gaz rares aux États-Unis seulement. L’Ukraine fournissait aussi 30 % du xénon et 40 % du krypton dans le monde.

Ce désaccord sur les données découle peut-être aussi du fait qu’elles sont relativement anciennes – il existe très peu d’information sur l’industrie du néon accessible au public. Selon une source chinoise qui paraît bien informée (elle publie des données précises et récentes), la part de l’Ukraine serait en déclin depuis 2016 parce que la Chine a beaucoup investi dans la production de gaz rares ces dernières années. La part de l’Ukraine ne serait plus que de 38 %. Une autre source chinoise évoque même une part située entre 20 et 30 % seulement.

Selon les mêmes sources chinoises, la production à la fin de 2021 aurait été la suivante, pour l’Ukraine et la Chine (je n’ai pas de données pour les autres pays). À noter que ces chiffres amalgament les produits de pureté ordinaire et de ceux grande pureté, ce qui en complique l’interprétation, surtout en ce qui concerne les conséquences pour l’industrie des semi-conducteurs :

Neon production

Toutefois, il semble que le prix du néon ait déjà été fortement à la hausse depuis le milieu de 2021. Les grands utilisateurs de néon auraient commencé à le stocker à ce moment, pour des raisons qui ne sont pas claires. Quoi qu’il en soit, ils disposeraient en ce moment de réserves substantielles, capables de soutenir la production pendant de trois à six mois au moins. Ce délai pourrait permettre à de nouveaux producteurs de se substituer à l’Ukraine.Que l’Ukraine soit encore ou non le joueur dominant dans le néon et les autres gaz rares importe finalement assez peu. La perte d’un fournisseur important dans une industrie où il n’existe pas de substituts a forcément des conséquences importante. On a d’ailleurs vu le prix du néon doubler dans les jours qui ont suivi le début de la guerre.

Pour information, au début de mars, le prix de gros du néon était de l’ordre de 600 à 900 dollars le mètre cube. Le prix du xénon oscillait entre 45 000 et 58 000 dollars et celui du krypton, entre 4 500 et 5 300 dollars. On s’attend à ce que ces prix élevés se maintiennent.

Au final, toutefois, il apparaît que l’impact de la crise du néon a peut-être été exagéré. L’industrie semble avoir anticipé une crise et la place de l’Ukraine semble aujourd’hui moins dominante qu’elle ne l’était il y a quelques années à peine. L’industrie des semi-conducteurs n’avait certainement pas besoin d’une nouvelle tuile, mais le risque d’un effondrement de l’industrie, tel qu’évoqué en mars, semble écarté pour le moment.

Sources :

Une réflexion sur “Où en est la crise du néon?”

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