Nous sommes à la fin de 1986. Mikhail Gorbatachev lance l’URSS sur la voie de la glasnost (transparence) et les chercheurs soviétiques rédigent des brochures officielles sur les défis qu’affronte leur pays. Parmi ceux-ci, l’académicien Anatoli P. Alexandrov, qui fait le point sur la situation du secteur énergétique de l’URSS. Pétrole, gaz, charbon, nucléaire, tout y passe. Petit détail : l’auteur est le concepteur principal du réacteur nucléaire RBMK, qui vient d’exploser à Tchernobyl. La brochure en anglais, que je reproduis intégralement ici, est un curieux mélange de propagande et d’aveux candides.
Je détiens l’original de cette brochure depuis la fin de 1986. En tant qu’étudiant en sciences politiques, je m’intéressais aux régimes d’Europe de l’Est et je collectionnais les publications gratuites de l’agence Novosti. Cette brochure est restée dans ma bibliothèque jusqu’à ce que je la retrouve récemment. J’ai tout de suite noté son intérêt historique : elle montre comment l’URSS percevait ses enjeux énergétiques pendant l’ère Gorbatchev.
Les ressources fossiles
La croyance actuelle veut que la production pétrolière de l’URSS ait chuté pendant les années 1980, ce qui aurait appauvri le régime soviétique avant de provoquer son effondrement. Ce récit n’est pas tout à fait exact : l’URSS produit 603 millions de tonnes de pétrole en 1980, 597 en 1985 et 607 en 1989. On assiste donc plutôt à un plafonnement de la production, qui est pénible à gérer dans un pays habitué à des hausses constantes. De plus, le cours mondial du pétrole s’effondre à partir de 1986, ce qui coupe à peu près de moitié des rentrées de devises du pays.
La brochure débute sur une description assez candide des effets de la déplétion pétrolière (page 3 et suivantes). On y lit que les nouveaux champs pétroliers sont de plus en plus lointains, profonds et de moindre qualité, de sorte qu’il en coûte plus cher qu’avant pour produire des quantités égales de pétrole. Le secteur de l’énergie soviétique accapare alors un cinquième de la main-d’œuvre et un tiers des capitaux industriels du pays.
Les solutions que propose Anatoli P. Alexandrov demeurent familières de nos jours : développement de la fusion nucléaire, de la filière hydrogène, des carburants de synthèse. Le XXVIIe congrès du Parti communiste a alloué d’importantes sommes à l’efficacité énergétique – ce qui consiste à l’époque à remplacer le pétrole par du gaz, du charbon et de l’électricité nucléaire dans les chaufferies (page 7).
On s’attend d’ailleurs à ce que la production de gaz passe de 435 à 850 millions de mètres cubes entre 1980 et 1990 (production réelle en 1989 : près de 800 millions) et qu’elle atteigne son pic à ce moment. La production de charbon doit passer de 716 à 795 millions de tonnes entre 1980 et 1990 (production réelle en 1989 : près de 775). L’écart entre la planification et la réalité est donc minime.
L’énergie nucléaire et la fusion
Anatoli P. Alexandrov est un éminent spécialiste de la physique nucléaire et sa brochure reflète cet engagement. On y vante par exemple les premiers réacteurs surgénérateurs au monde (bien qu’ils aient cette capacité, il semblerait qu’ils ne l’aient jamais réellement utilisé) et alors que le nettoyage de Tchernobyl bat encore son plein, il n’hésite pas à prédire que la capacité nucléaire soviétique va augmenter de 500 à 700 % d’ici l’an 2000 (page 8).
Il envisage aussi l’installation de mini-réacteurs pour produire de la chaleur industrielle – une autre idée ancienne qui a la vie dure. De manière générale, l’académicien voit dans la fission nucléaire la seule solution possible au problème des carburants fossiles. Dans son esprit, les déchets nucléaires seront détruits dans des « réacteurs thermonucléaires industriels », mais il n’est pas clair ce qu’il entend au juste par ce terme. Il n’évoque que très superficiellement les possibilités du solaire et de l’éolien.
L’académicien est considéré comme le concepteur principal des réacteurs de type RBMK, utilisés notamment à Tchernobyl. Concernant la catastrophe, qui est alors toute récente, il s’en tient à la ligne officielle : elle a été provoquée par la négligence des employés, qui ont violé les consignes de sécurité. De plus, la situation a vite été reprise en mains et la situation n’est aucunement préoccupante (page 25). Il semble que jusqu’à sa mort (survenue en 1994), Anatoli P. Alexandrov n’a jamais reconnu que le design du réacteur ait pu être en cause.
Les dernières pages de la brochure sont consacrées à la possibilité d’utiliser la fusion nucléaire comme source d’énergie. L’académicien rappelle que le tokamak est une invention soviétique, évoque l’énorme potentiel de cette source d’énergie et estime que les problèmes techniques pourraient être réglés « d’ici quelques années ». Des réacteurs à fusion d’une capacité de « douzaines de millions de kilowatts », pourraient entrer en service « dans le premier quart » du XXIe siècle (page 31).
Si ce rapide survol du document vous intrigue, suivez le lien vers le fichier PDF de Possessing Energy Resources is Not Enough ci-dessus, dans les sources, en exclusivité sur Énergie et Environnement.
Sources :
- Anatoli P. Alexandrov, Possessing Energy Resources is Not Enough 1986
- Sergei Ermolaev, The Formation and Evolution of the Soviet Union’s Oil and Gas Dependence
- CIA, Soviet Energy Data Handbook, 1999
Tout à fait intéressant 😉
Merci !
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