Comment la lenteur de l’industrie lourde s’explique-t-elle?

Pourquoi l’industrie lourde à forte intensité énergétique (acier, aluminium, ciment, raffineries…) tarde-t-elle tant à réduire ses émissions de CO2? Au-delà du « manque d’intérêt » mille fois dénoncé, ces industries présentent des traits qui compliquent et ralentissent l’adoption de technologies innovantes à faible émission de gaz à effet de serre. Selon le chercheur hollandais J.H. Wesseling, elles se distinguent par une forte intensité en capital, de longs cycles d’investissement, une forte dépendance au sentier technologique, une dépendance envers des firmes externes pour l’innovation et des structures industrielles relativement rigides. La faible motivation à lutter contre les émissions joue aussi, mais découle en grande partie du comportement de leurs clients.

Or, la production de biens indifférenciés par l’industrie à forte intensité énergétique représente le tiers des émissions mondiales de GES. Pour atteindre les objectifs de l’accord de Paris, il faudra que les émissions soient nulles, voire négatives, à l’horizon 2055-2080. Comme la vie utile des équipements industriels dépasse ordinairement 20 ans, il faut que les les nouveaux investissements soient neutres en carbone ou compensés de quelque manière dès 2035-2060. Cela semble lointain, mais c’est très près, compte tenu de la longueur des cycles de développement et de déploiement de ces entreprises.

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Freins à l’adoption de technologies décarbonées

Wesseling identifie les freins suivants à l’adoption rapide de technologies décarbonées par les industries à forte intensité énergétique :

Forte intensité en capital. Ces industries consomment beaucoup d’énergie de par la nature même des procédés de transformation des ressources, qui reposent sur des transformations ou des ruptures de liens chimiques ne se produisant qu’à des températures élevées. Ces procédés énergivores imposent des coûts fixes élevés, mais offrent un fort potentiel d’économies d’échelle organisationnelles. Il en résulte des usines fortement automatisées et délicates à gérer. Les investissements requis constituent une forte barrière à l’entrée et les nouveaux joueurs finissent souvent par être absorbés par ceux qui sont bien établis. Aussi, on ne renonce pas facilement à des équipements aussi coûteux, ce qui explique qu’on opte plus facilement sur l’amélioration des usines existantes plus que sur la construction de nouvelles.

Longs cycles d’investissement. Les énormes coûts fixes, qui se chiffrent en milliards, s’amortissent dans le cadre de marchés cycliques exposés à de fortes variations de prix et de marges bénéficiaires, d’où de longs délais de récupération. En raison de ces longs délais de récupération, les investissements importants s’inscrivent le plus souvent dans des cycles de 20 à 40 ans, bien que des améliorations ponctuelles soient régulièrement apportées pour accroître la productivité et l’efficacité énergétique.

Forte dépendance au sentier technologique. L’innovation des industries à forte intensité énergétique tend à s’inscrire dans les cadres technologiques existants. Elle repose sur des améliorations par touches successives, visant à améliorer la productivité, qui n’exige que des investissements modérés. Les ruptures technologiques radicales sont vues comme risquées, coûteuses, difficiles à intégrer et peu concurrentielles par rapport aux technologies en place offrant de grandes économies d’échelle. Les premières étapes d’adoption sont marquées par beaucoup d’abandons.

Innovation confiée à des firmes externes. Au lieu de faire de la R et D à l’interne, ces industries confient souvent leurs mandats de recherche technologique à un groupe restreint de fournisseurs spécialisés avec qui elles entretiennent des relations très étroites. Il s’agit de firmes de génie qui fournissent de l’équipement à des clients industriels du monde entier. Ces produits sont propres à des industries très spécifiques, jouissent d’une forte protection de leur propriété intellectuelle, sont en faible demande et ont des durées de vie très longues. Les entreprises industrielles s’associent souvent à leurs compétiteurs et à ces fournisseurs technologiques pour échanger des idées et partager le financement des projets les plus innovants, dont le coût dépasse les moyens leurs seuls moyens. Ces collaborations ont souvent lieu à l’échelle nationale ou supranationale et sont parfois appuyées par des fonds publics.

Structures industrielles rigides. Dans de nombreux secteurs, l’innovation et la soutenabilité sont portées par de nouvelles entreprises disruptives. Mais les industries à forte intensité énergétique ont de fortes barrières à l’entrée, surtout en termes de capitaux, aggravée par une organisation souvent de type oligopolistique. Ces obstacles retardent ou inhibent les efforts de transition.

Motivation insuffisante à lutter contre les émissions. Les industries à forte intensité énergétique ont peu de demande pour des produits à faible empreinte carbone et bénéficient de peu de politiques gouvernementales les incitant à réduire leurs émissions. Les réductions d’émissions tendent à y être de simples effets secondaires d’efforts visant à réduire des gains d’efficacité énergétique ou matérielle. De plus, contrairement aux industries visant les consommateurs, leurs efforts environnementaux ne leur apportent pas d’avantages en termes de différenciation des produits ou de perception de la marque. Les clients industriels – et même gouvernementaux – ne montrent aucun empressement à payer une prime pour obtenir du ciment à faible empreinte carbone, par exemple, même lorsque l’impact sur le prix est minime. Ceci est un sérieux frein aux efforts de décarbonisation.

Conséquences

Un autre chercheur, le suédois Max Åhman, en arrive à des conclusions semblables et observe de plus que la tarification du carbone est peu efficace dans les industries à forte intensité énergétique. C’est que contrairement à d’autres secteurs comme l’énergie et les transports, l’industrie est en compétition avec la production de pays où la réglementation environnementale est inexistante.

Mais tout n’est pas perdu. Åhman fait remarquer qu’une grande partie des infrastructures industrielles de l’Europe (et de l’Amérique du Nord) datent d’avant 1980 et qu’elles devront être remises à neuf ou remplacées d’ici 2050. C’est une occasion à saisir, à condition que des technologies industrielles zéro émission, les connaissances techniques et le financement soient disponibles en temps voulu. Cela exigera un important effort de R et D et les technologies de capture et séquestration « à la sortie de la cheminée », insiste-t-il, ne suffiront pas à réduire les émissions de GES à zéro.

Sources :

 

Une réflexion sur “Comment la lenteur de l’industrie lourde s’explique-t-elle?”

  1. > Pourquoi l’industrie lourde à forte intensité énergétique (acier, aluminium, ciment, raffineries…) tarde-t-elle tant à réduire ses émissions de CO2?

    Parce que les énergies non-carbonées sont tout simplement moins intéressantes — en volume, en polyvalence, en prix — que les énergies fossiles ?

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