Pour en finir avec les énergies «pilotables»

 

Une certaine littérature sur l’énergie évoque volontiers le caractère « pilotable » des installations électriques fossiles ou nucléaires. Dans l’esprit de ceux qui l’utilisent, ce terme désigne la capacité à produire de l’électricité de manière prévisible et mobilisable à tout moment. Dans ce modèle, une énergie est pilotable ou elle ne l’est pas, il n’existe pas de situation intermédiaire. L’idée est séduisante, mais elle amalgame deux propriétés très différentes des équipements de production électrique et ne correspond pas à la manière dont l’industrie gère réellement l’alimentation des réseaux. Le moment est venu d’apporter une compréhension plus fine de la manière dont les producteurs gèrent la production d’électricité et les variations de la demande.

Énergie de base et énergie acheminable

Pour comprendre cette discussion, il faut garder à l’esprit que les distributeurs d’électricité doivent à tout moment maintenir un équilibre presque parfait entre la demande en électricité et la quantité d’électricité qui est injectée dans le réseau. Si on s’éloigne trop de cet état d’équilibre, les variations de tension et de fréquence peuvent endommager l’équipement de distribution ou même les appareils électriques des clients. Sans entrer dans les détails, soulignons que la tolérance aux écarts est très faible et qu’on cherche généralement à les corriger dans un délai de quelques secondes à peine.

Ceux qui veulent explorer ce concept peuvent se rapporter à un article que j’ai écrit à propos d’une panne d’équipement survenue en Australie en décembre 2017. Lors de cet incident, une turbine thermique a connu une panne et la puissance qu’elle injectait dans le réseau est passée de 560 à zéro MW en 30 secondes seulement. Le distributeur d’électricité a réagi en mobilisant toutes les réserves disponibles, y compris la première batterie de stockage de Tesla, dont ce fut le coup d’essai.

La première leçon à retenir, c’est que pour rester en équilibre, les réseaux électriques ont besoin de deux ressources différentes. La première ressources est l’accès à de grandes quantités de courant, fourni de manière soutenue. C’est que l’industrie appelle l’énergie de base (baseload power, en anglais). La seconde, c’est la possibilité de réagir aux variations de demande (ou aux pannes de production) dans le délai le plus court possible. L’industrie parle alors d’énergie acheminable (dispatchable power en anglais; le terme est utilisé au Canada, mais semble peu ou pas connu en France).

Il faut insister sur ce point : le concept d’énergie « pilotable » amalgame sans nuance les concepts d’électricité de base et d’électricité acheminable, deux termes techniques bien établis qui désignent deux besoins distincts pour la gestion des réseaux électriques. Cet amalgame débouche le plus souvent sur des conclusions fautives ou trop tranchées.

Flexibilité des sources d'énergie

La planification de la production

La planification de la production électrique d’une journée donnée commence ordinairement quelques jours à l’avance. On estime sommairement les besoins en électricité pour une journée donnée en tenant compte de la saison (besoins de chauffage et de climatisation) du jour de la semaine (on consomme plus le lundi que le dimanche) des variations de demande selon l’heure et de la météo prévue (les besoins seront plus élevés pendant une canicule, par exemple).

L’étape suivante consiste à sélectionner les équipements qui seront mobilisés pour couvrir les besoins identifiés. On choisit de préférence les sources d’énergie renouvelable, parce que l’absence de frais de carburant les rend bon marché à exploiter. Les bulletins météo font qu’il est assez facile de prévoir à l’avance leur niveau de production. D’autres facteurs entrent en ligne de compte. Certains équipements peuvent être non disponibles en raison de pannes ou d’arrêt pour entretien. Dans certains pays, une grande partie de l’électricité est vendue des mois à l’avance par contrat à terme. Comme il paiera pour cette électricité quoi qu’il arrive, le distributeur la choisit évidemment en priorité.

Le processus d’estimation des besoins et d’allocation des ressources se répète la veille, puis quelques heures à l’avance, puis quelques minutes, puis enfin en temps réel. Plus on avance dans le temps, plus la qualité des prévisions s’améliore : les bulletins météo se précisent, on vérifie s’il y a une demande imprévue en électricité, s’il y a des bris d’équipement… Par contre, il y a diminution du nombre d’options pour réagir : certains équipements répondent moins vite que d’autres aux appels de puissance, autrement dit, leur énergie est moins acheminable que d’autres.

Fournir de l’énergie de base ou de l’énergie acheminable

Alors, une installation électrique donnée fournit-elle de l’énergie de base ou de l’énergie acheminable? Possiblement les deux, bien qu’elle ne soit probablement pas aussi efficace dans les deux rôles. Prenons une grande usine thermique, par exemple, qu’elle soit au charbon, au gaz ou au bois. Si elle doit être mobilisée alors qu’elle est à l’arrêt depuis un certain temps, l’eau de sa chaudière est froide et il faudra la chauffer pendant de 6 à 24 heures, selon le cas, pour produire assez de vapeur pour faire tourner la turbine assurant la production électrique.

Mais si on brûle du carburant pour garder l’eau chaude et tenir l’usine en réserve, son électricité devient acheminable en une ou deux minutes. Les « usines de pointe » au gaz sont conçues pour fournir de petites quantités d’électricité acheminable en quelques secondes, mais les maintenir sans cesse en état d’alerte coûte cher en carburant. On constate qu’une grande usine thermique fournit donc facilement de l’énergie de base, à condition de prévoir la production à l’avance, mais que ce n’est pas un équipement naturellement très réactif, fournissant de l’énergie acheminable.

Le tableau suivant résume les caractéristiques de quelques installations électriques courantes comme énergie de base et énergie acheminable :

Energie acheminable

La distinction entre le nucléaire dans le monde et celui en France s’explique par le fait que les centrales françaises sont capables de faire varier leur débit beaucoup rapidement que leurs équivalent à l’étranger, soit de 3 à 5 % par minute environ. Ceci leur permet de faire du « suivi de charge », c’est-à-dire de s’adapter aux variations régulières de la demande. Le nucléaire français est donc souple comme énergie de base et autorise une planification quelques minutes à l’avance, mais son caractère acheminable reste insuffisant en cas de variation très soudaine.

La grande question est de savoir ce que vaut un parc solaire ou éolien. Dans la mesure où la production peut être prévue quelques jours ou plus à l’avance, elle peut parfaitement être intégrée au plan de production d’électricité de base. Si on annonce un bon vent, par exemple, on va prévoir de manière conservatrice une production de 50 MW pour un parc donné. Il est parfaitement possible que ce parc produise en réalité 10 ou 20 MW de plus le jour venu. Cette production excédentaire peut facilement être mobilisée au dernier moment pour répondre à une urgence. Dans un tel cas de figure, ce parc fournit en même temps de l’électricité de base et de l’électricité acheminable.

Le rôle du mode d’approvisionnement

L’intégration de la production d’énergie renouvelable au débit variable a initialement posé des problèmes aux distributeurs d’électricité. Il y a dix ans, le distributeur n’avait pas la possibilité de refuser l’électricité que les producteurs lui vendaient, de sorte qu’il devait gérer un approvisionnement assez volatil avec des moyens de production traditionnels (généralement thermiques) à la production relativement inflexible. Une turbine est un équipement qui produit beaucoup d’électricité à la fois et dont il n’est pas facile de faire varier le débit. En comparaison, un parc solaire ou éolien moderne se décompose en petites tranches qui peuvent être injectées dans le réseau une à la fois.

Les modes d’approvisionnement les plus courants sont les suivants :

  • Achat obligatoire : Dans ce système, universel il y a 10 ans et en perte de vitesse de nos jours, le distributeur doit accepter toute l’électricité que le producteur lui envoie. Ce système a d’abord été implanté pour sa simplicité et parce que l’État espérait qu’il faciliterait l’adoption des renouvelables, mais en pratique, la difficulté d’équilibrer cet apport variable avec des équipements peu acheminables rendait les distributeurs réticents à accepter plus de fournisseurs sur leur réseau.
  • Mode de réduction : Pour éviter des surplus d’approvisionnement, les distributeurs se sont mis à envoyer des ordres de type « ne pas livrer plus que telle quantité » aux producteurs. Cela peut se faire par des moyens aussi simples qu’un coup de téléphone demandant une réduction des livraisons. Ce modèle, appelé « curtailment » en anglais, est encore employé, mais il a l’inconvénient de gaspiller une partie de l’énergie produite.
  • Mode de flexibilité complète : Ce mode de gestion plus récent et qui tend à s’imposer repose sur des contrôles automatisés qui permettent au distributeur de faire varier en temps réel la quantité d’électricité livrée. Cela permet non seulement d’éviter les surplus, mais d’augmenter les livraisons rapidement s’il y une hausse de la demande soudaine et qu’il reste de la capacité inexploitée dans le parc.

Selon une étude réalisée chez un distributeur de la Floride, le mode d’achat obligatoire limite en pratique la part de l’énergie solaire à 11 % dans un système mixte où le solaire n’est adossé qu’à de grandes unités thermiques. Cette part monte à 23 % en mode de réduction et à 28 % en flexibilité complète. Le taux de pénétration des renouvelables pourrait monter encore plus haut dans un système où plus de formes d’énergie différentes s’appuieraient entre elles.

Conclusions

Il ressort de tout ceci que si le réseau électrique doit être alimenté en permanence, il n’a pas besoin de l’être au moyen de sources d’énergie dont chacune est disponible à tout moment. Il suffit de pouvoir mobiliser l’énergie nécessaire au moment voulu. De plus, les énergies renouvelables peuvent parfaitement être intégrées à la production d’énergie de base quand les conditions s’y prêtent et le sont bel et bien partout dans le monde. La priorité accordée aux énergies renouvelables se traduit par des économies de coût que les producteurs d’électricité apprécient beaucoup. La tendance consiste de plus en plus à reléguer les énergies fossiles à des rôles de soutien, quand l’énergie renouvelable n’est pas disponible en quantité suffisante.

Quant au concept « d’énergie pilotable », il devrait être abandonné. Il ne correspond pas à la manière dont les distributeurs d’électricité remplissent actuellement leur mandat et éloigne la réflexion des véritables enjeux de gestion sur le terrain.

 

Sources :

10 réflexions sur “Pour en finir avec les énergies «pilotables»”

  1. « La priorité accordée aux énergies renouvelables se traduit par des économies de coût que les producteurs d’électricité apprécient beaucoup. »

    Si c’était tellement le cas, pourquoi les pays qui disposent des plus forts taux de pénétration ENRI au sein de leur mix sont également ceux qui font payer le prix du KWh le plus cher à l’intention de leurs consommateurs finaux ?

    D’autre part vos distinctions sémantiques ne règlent nullement le problème fondamental que pose un fort taux de pénétration ENRI, et a fortiori un taux majoritaire voire très majoritaire (comme envisagé par TOUS les scénarios 100% ENR , généralement à 80% ENRI) : sachant qu’un système de production électrique doit d’abord et avant tout être dimensionné afin de couvrir les appels de puissance exceptionnels, comment pallier une soirée d’hiver très froide et anticyclonique, où le PV produirait 0 et l’éolien moins de 10% de ses capacités, les 90 à 105 TW de puissance appelée alors même que PV et éolien constitueraient alors ensemble 80% de la puissance installée dudit système ? Vous avez trois heures.

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    1. Le cas de figure que vous proposez sous-entend que le pays utilise très majoritairement le chauffage électrique et consommerait beaucoup. Un cas de figure très « années 70 ». Ce qui est en voie de disparition aux vues de incitations financière et plans gouvernementaux pour l’isolation des passoires thermiques et l’achat de chauffages plus efficient.
      De plus, si la France s’est mis au chauffage électrique, c’est aussi parce que la production électrique française d’origine nucléaire était excédentaire et quà ce moment là il était beaucoup plus simple d’installer des « grilles-pains » dans les maisons que des radiateurs et des chaudières au fioul ou à gaz (raccordement, prix des nouveaux matériels,…). J’ai l’impression que vous inversez les causes et les conséquences.
      Dans une France avec peu de chauffage électrique (enfin !) l’impact de nuit d’hiver très froide avec une production d’énergie renouvelable proche de zéro serait moins important me semble-t-il.

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      1. @Florian
        Donc si j’ai bien suivi votre raisonnement, il suffit de ne pas consommer pour qu’il ne soit pas nécessaire de produire.
        En fait, vous éludez le problème : les moyens intermittents ne sont pas pilotables, ce qui fait qu’on ne sait pas dire plusieurs semaines en avance si on pourra compter sur eux lorsque ce sera nécessaire. Par exemple lors d’un anticyclone hivernal. Et à l’inverse, ils vont débiter plein pot sur le réseau à des moments où ce n’est pas nécessaire, faisant plonger les prix en territoire négatif.

        Quant à votre recommandation de renoncer au vecteur électricité pour le chauffage, elle illustre bien que vous ne partagez pas la priorité mise sur la lutte contre le changement climatique. Mais dans ce cas, on ne voit pas très bien quel est l’intérêt des renouvelables électriques.

        Le fond de l’article est largement critiquable : ce n’est pas parce qu’un moyen est appelé de façon prioritaire qu’il fonctionne en base et encore moins qu’il est pilotable. Les moyens sont appelés par coût marginal croissant, c’est pourquoi les moyens fossiles sont « relégués » à un rôle de soutien. En fait, cela signifie qu’il y a une décorrélation entre prix de gros et prix de revient : seuls sont construits les moyens financés hors marché. Ainsi, les moyens qui sont nécessaires mais pas financés par le marché de gros (parce que lui somme des torchons et des serviettes) se retrouvent à devoir être financés pour leur valeur « assurantielle » via le marché de capacité.

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    2. 3 secondes suffisent : interconnexion (le temps n’est pas le même partout au même moment) ; stockage ; lissage de la demande.

      D’après RTE (étude de février 2021), il existe un consensus scientifique sur la faisabilité de cette solution – pour rappel, RTE est possédé à 50,1% par EDF. Maintenant, il faut passer à la pratique !

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      1. Coucou, c’est le rapport RTE d’octobre 2021 !

        Si on part du principe (discutable) que ses hypothèses en termes d’évolution de la technologie de stockage sont réalistes, il établit que parmi ses différents scénarios de mix énergétique en 2050, celui qui demande le moins de flexibilité (= déploiement de stockage + baisse de confort + baisse d’activité économique) est celui qui intègre la plus grande part de nucléaire.

        Donc en effet, passons à la pratique !

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      2. Eh oui. Et toutes les compagnies pétrolières affirment la même chose à propos de leurs propres produits. Vous êtes vraiment surpris de voir RTE s’en tenir au statu quo qui lui est familier, sur la base des hypothèses qui lui sont les plus familières? En pratique, leurs scénarios débouchent sur un déclin massif du nucléaire, en dépit de ces préférences, ce qui donne une meilleure idée de la situation concurrentielle lamentable de la filière nucléaire. Trop cher, trop long à déployer, pas assez de base industrielle.

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  2. Comme souvent sur ce sujet, un article partiel et partial sur l arrivée des EnR et qui montre que leur auteur ne connait pas le fonctionnement du système électrique.
    Il devrait aussi se renseigner sur la prévisibilité de la production ENR. Il manque aussi les explications sur comment on fait le soir sans vent.

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  3. Merci pour cet article. En vous lisant j’ai l’impression qu’avec ces nouveaux modes de gestion les effets d’éviction nucléaire-renouvelable auront tendance à s’amenuiser fortement. Du coup, un pays comme la France, hautement nucléarisé pourrait voir son mix énergétique profondement modifié en faveur du renouvelable.

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  4. Bonjour,

    Incroyable cette prétention dans le discours quand vos éclaircissement ne sont que très approximatifs (dans le meilleur des cas).

    « Dans l’esprit de ceux qui l’utilisent, ce terme désigne la capacité à produire de l’électricité de manière prévisible et mobilisable à tout moment. Dans ce modèle, une énergie est pilotable ou elle ne l’est pas, il n’existe pas de situation intermédiaire. »
    -> facile d’utiliser une définition étriquée et manichéenne pour déconstruire le propos. Ça aurait sans doute plus utile de soulever de vrais problèmes de flexibilités DES moyens de production à différents horizons de programmation, de prévisions des différents aléas et d’exploitation d’un système électrique de manière plus nuancée pour apporter quelque chose au débat. Encore faudrait-il les comprendre.

    Je ne sais pas d’où vous sortez vos définitions d’énergie de base et d’énergie dispatchable.

    « Dans certains pays, une grande partie de l’électricité est vendue des mois à l’avance par contrat à terme. Comme il paiera pour cette électricité quoi qu’il arrive, le distributeur (???) la choisit évidemment en priorité. »
    -> ah bon ? Si un producteur a contractualisé à terme à un certain prix et a finalement un ou plusieurs moyens de production moins chers disponibles dans son portefeuille, il va plutôt minimiser son coût de production pour augmenter sa marge.

    Un peu d’humilité : oui, certaines personnes tiennent des propos simplistes voire faux sur les renouvelables. Mais vous en faites partie.

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