Plusieurs grandes organisations publient des scénarios décrivant l’évolution à venir des systèmes énergétiques, le plus souvent à l’horizon 2050. Comment ces scénarios sont-ils conçus? Comment leur forces et leurs faiblesses se comparent-elles? Quelle est ultimement leur utilité et leur degré de validité? Une étude de DIW Berlin, l’Institut allemand pour la recherche économique, publiée en 2019, propose plusieurs pistes pour mieux comprendre la valeur des nombreux modèles actuellement proposés.
L’émergence des scénarios énergétiques est attribuée à la pétrolière Shell, qui a commencé à s’y livrer dès la fin des années 1960. Si cet exercice n’avait pas prévu la date du choc pétrolier de 1973, il en avait toutefois évoqué la possibilité, préparant les dirigeants de l’entreprise aux risques d’imprévus présentant une faible probabilité. Depuis, les scénarios sont devenus l’un des fondements des analyses de l’évolution des marchés énergétiques. Nombre d’organisations en publient, dont des organismes supranationaux, des organismes issus de la société civile et des entreprises privées.
Ces scénarios servent aux décisions commerciales et politiques, mais certaines études suggèrent que l’interprétation qu’on en fait s’écarte souvent des intentions des modélisateurs, qui ne sont pas toujours très explicites. Certains scénarios ont même un caractère de prophétie autoréalisatrice. En sous-estimant sans cesse le potentiel de l’énergie solaire, par exemple, l’Agence internationale de l’énergie nuit probablement à la transition énergétique.
L’étude de DIW Berlin se penche sur les scénarios produits par les organismes suivants : l’Agence internationale de l’énergie (IEA), le Conseil mondial de l’énergie (WEC), Royal Dutch Shell, Equinor, BP, ExxonMobil, le Massachusetts Institute of Technology (MIT) et Energy Watch Group/LUT University (EWG/LUT). Elle tient aussi compte de ses propres perspectives énergétiques (DIW-REM). J’utiliserai ici les sigles anglais (IEA plutôt qu’AIE, par exemple) parce que ce sont ceux normalement utilisés dans la littérature scientifique pour désigner ces travaux.
Comparer ces études n’est pas simple. Les différences entre les méthodes de calcul et les données utilisées créent des différences importantes entre les modèles. Plutôt que de chercher à comparer ces études dans le détail, les chercheurs de DIW Berlin ont donc cherché à expliquer leurs orientations générales et leurs limites pour apporter plus de transparence aux discussions les concernant.
Typologie des scénarios
Il faut d’abord distinguer les scénarios des techniques axées sur la prévision. Les modèles prédictifs essaient de prévoir l’avenir avec le plus haut degré de précision possible, tandis que l’approche par scénarios cherche à explorer et comparer plusieurs visions différentes de l’avenir jugées possibles ou désirables. L’enjeu n’est alors habituellement pas de déterminer l’avenir le plus probable, mais d’exposer les conséquences de divers choix énergétiques. En général, les modèles comportent un scénario reflétant les pratiques actuelles, ainsi que des scénarios reflétant les meilleures et les pires pratiques. Certains ajoutent des scénarios moins probables, mais aux conséquences importantes.
Les scénarios sont de nature soit exploratoire, soit normative. Les scénarios exploratoires partent de la situation actuelle et étudient son évolution en fonction de certaines hypothèses. Les scénarios normatifs fixent un objectif à atteindre l’avenir (par exemple un monde 100 % renouvelable en 2050) et analysent les chemins possibles pour y parvenir.
Description des divers scénarios
L’étude de DIW Berlin décrit longuement les divers scénarios et leurs résultats en termes d’émissions et de mix énergétique final. Les lecteurs qui veulent plus de détails se rapporteront à l’article original. Je ne présenterai ici qu’un résumé permettant de se faire une idée générale de la variété des scénarios les plus récents et les plus réputés. Un paramètre important est de voir si les émissions de GES prévues en 2050 respectent les limites proposées dans l’accord de Paris – la plupart des scénarios exploratoires en arrivent à des résultats en deçà de ces objectifs. On notera aussi que des hypothèses semblables en arrivent souvent à des résultats assez différents.
Organisme |
Scénario |
Type |
Hypothèse |
Conforme à Paris |
GES en 2050 |
IEA |
New Policies (2018) |
exploratoire |
Nouvelles politiques de transition |
non |
33,9 Gt |
Current Policies (2018) |
exploratoire |
Scénario « business as usual » |
non |
42,5 Gt |
|
Sustainable développement (2018) |
normatif |
Propose des objectifs de transition |
oui |
17,7 Gt |
|
Shell |
Sky (2018) |
normatif |
Vise des émissions net zéro en 2070 |
oui |
18,5 Gt |
Ocean (2013) |
exploratoire |
Croissance rapide et une forte pression sur les ressources |
non |
40,0 Gt |
|
Mountain (2013) |
exploratoire |
Stagnation économique généralisée |
non |
28,0 Gt |
|
WEC |
Unfinished Symphony (2016) |
exploratoire |
Meilleur cas |
non |
18,1 Gt |
Modern Jazz (2016) |
exploratoire |
Monde en croissance où les contrôles reposent sur des mécanismes de marché |
non |
29,7 Gt |
|
Hard Rock (2016) |
exploratoire |
Pire cas, forte concurrence entre nations qui paralyse l’action climatique |
non |
35,7 Gt |
|
Equinor |
Renewal (2019) |
exploratoire |
Meilleur cas basé sur des politiques climatiques fortes |
oui |
10,6Gt |
Reform (2019) |
exploratoire |
Business as usual |
non |
29,0 Gt |
|
Rivalry (2019) |
exploratoire |
Pire cas, croissance de la consommation d’énergie |
non |
35,9 Gt |
|
BP |
Evolving Transition (2019 |
exploratoire |
Business as usual |
non |
35,9 Gt |
Rapid Transition (2019) |
exploratoire |
Politique bas carbone généralisée |
non |
18,0 |
|
More Energy (2019) |
exploratoire |
Forte hausse de la demande énergétique des pays émergents |
non |
? |
|
Less Globalisation (2019) |
exploratoire |
Conflits commerciaux provoquant un recul de l’économie globale |
non |
? |
|
DIW-REM |
Business as Usual (2019) |
exploratoire |
Tendances actuelles de décarbonisation insuffisante |
non |
28,2 Gt |
Survival of the Fittest (2019) |
exploratoire |
Le désastre climatique met fin aux efforts de contrôle climatique |
non |
35,1 Gt |
|
Green Cooperation (2019) |
normatif |
Transition rapide et croissance verte |
oui |
8,5 Gt |
|
ClimateTech (2019) |
normatif |
Percée technologie soudaine et course contre la montre pour le déploiement |
oui |
14,0 Gt |
|
MIT |
2018 Food, Water, Energy & Climate Outlook |
exploratoire |
Projection à partir des tendances actuelles |
non |
40,4 Gt |
Exxon Mobil |
Outlook (2018) |
exploratoire |
Projection à partir des tendances actuelles |
non |
36,3 Gt |
EWG/LUT |
100% renewables (2019) |
normatif |
Construction d’un monde basé à 100 % sur les renouvelables |
oui |
0,0 Gt |
Analyse des scénarios
Les chercheurs de DIW Berlin observent qu’il n’y a pas de lien clair entre la description qualitative du scénario (hypothèse et récit) et la trajectoire des émissions. Certains scénarios présentent une partie qualitative peu élaborée, de sorte qu’il est difficile d’évaluer à quel point ils sont plausibles. C’est notamment le cas de l’étude EWG/LUT, qui explique avec une masse impressionnante de détails le fonctionnement d’un monde basé à 100 % sur les énergies renouvelables, mais qui reste muet sur les conditions sociales, politiques et économiques nécessaires pour en arriver à cette situation désirable.
Parmi les autres récits faibles, le scénario Rapid Transition de BP repose sur une sortie rapide du charbon, sans expliquer pourquoi cela pourrait se produire. Le scénario Renewal d’Equinor postule une croissance verte fondée non pas sur une décarbonisation soutenue, mais sur l’idée controversée et discutable d’un découplage provoquant une baisse de la demande totale d’énergie primaire.
Les scénarios du pire et du meilleur reposent ordinairement sur des récits plus élaborés et présentent des niveaux d’émissions de GES présentant plus de variations dans le temps, au lieu de tendances linéaires monotones. Les résultats finaux en 2050 divergent toutefois beaucoup d’un scénario à l’autre, sans qu’il soit possible de déterminer si c’est le résultat de scénarios bien conçus ou de faiblesses dans le modèle ou dans les données utilisées.
Il y a convergence des scénarios en ce qui concerne la consommation totale d’énergie et la part de l’électricité dans le total, mais moins en ce qui concerne le charbon. Les projections les plus carbonées sont en rouge, les moins carbonées en vert.
Dans l’ensemble, presque tous les scénarios suggèrent des chances très médiocres de contrer les changements climatiques. Aucun des scénarios reposant sur un cadre « business as usual » ne permet de limiter les changements climatiques à 2 degrés. Seuls les meilleurs cas et les études normatives répondent aux exigences de l’accord de Paris. De plus, même les scénarios compatibles avec Paris divergent entre eux. Certains reposent sur un monde où les renouvelables jouent un rôle dominant (EWG/LUT et scénario Green Cooperation de DIW-REM) tandis que d’autres, et en particulier ceux de l’EIA, continuent d’accorder une grande place aux carburants fossiles.
Ces scénarios à forte teneur fossile supposent l’adoption massive de technologies de séquestration du carbone et négligent l’impact possible de l’adoption d’autres technologies, comme l’hydrogène et les carburants de synthèse. Cette forme de myopie technique reflète souvent l’histoire ou les visées de l’institution qui publie l’étude, un biais qui n’est jamais explicite. Les études favorisant fortement les renouvelables souffrent souvent de biais semblables en faveur de leurs propres options.
L’adoption massive des renouvelables ne correspond pas forcément à un succès dans le contrôle des émissions. Certains scénarios misent sur une diminution de la demande en énergie et certains scénarios misant sur une forte pénétration des renouvelables en arrivent même à un échec en matière de contrôle des émissions.
Par ailleurs, l’Agence internationale de l’énergie se distingue par ses scénarios extrêmement conservateurs. Les renouvelables y jouent le plus petit rôle de tous les scénarios étudiés. La place de l’électricité en général et du solaire en particulier y est faible, tandis que le rôle du charbon et du gaz naturel y demeure particulièrement important. Les chercheurs de DIW Berlin y voient le résultat d’un biais institutionnel.
Manque de transparence
Les chercheurs déplorent un manque de transparence généralisée des modèles. Bien qu’ils ne s’attendent pas à ce que tous les groupes publient leurs équations et leurs données, certaines études ne donnent même pas un aperçu général de leur méthodologie. Seuls l’IEA, WEC, DIW-REM, MIT et EWG/LUT documentent leurs modèles. Shell en donne une brève description. Il est parfois impossible de distinguer les hypothèses des données.
Ces modèles et ces données propriétaires rendent hasardeuses toute validation croisée des résultats. Les chercheurs de DIW Berlin estiment même qu’il est difficile d’évaluer à quel point les modèles sont vraiment indépendants les uns des autres et à quel point ils souffrent de biais communs parce qu’ils partagent les mêmes idées générales et les mêmes sources de données. Au final, on ne peut pas dire si les scénarios se ressemblent parce qu’ils offrent la même version plausible de l’avenir, ou parce que leurs hypothèses s’influencent entre elles.
Un mot sur EWG/LUT
Pour finir, un petit mot sur l’étude de EWG/LUT (LUT est une université finlandaise). Peu connue dans le monde francophone, elle offre un modèle particulièrement intéressant et convaincant de monde à 100 % renouvelable. Une première étude, en 2018, portait sur un système énergétique renouvelable à l’échelle européenne et la deuxième, en 2019, étendait les résultats au monde entier. Les travaux, basés sur des données météo annuelles réelles sur une échelle de temps d’une heure, montrent que les besoins de stockage par batterie sont relativement peu importants et que les besoins à l’échelle d’une saison peuvent être couverts par un stockage sous forme liquide à une échelle raisonnable. C’est aussi un scénario où la croissance de la consommation est très modeste. Ces travaux méritent d’être mieux connus et de faire l’objet de plus de discussions.
Source :
Ansari et al. Energy outlooks compared: Global and regional insights. DIW Discussion Papers 1837, 12 décembre 2019.