Quel niveau de sobriété faut-il viser?

Les discussions sur la transition énergétique se terminent souvent sur le constat que la sobriété est importante. L’ennui, c’est que ce concept n’est pas défini. Quel serait un mode de vie compatible avec les limites planétaires? Faut-il retourner à une civilisation purement agraire? Ou à l’âge de pierre? Une étude publiée en 2020 s’est intéressée à la question de l’énergie nécessaire au maintien d’un mode de vie « décent ». Leur conclusion : il est aujourd’hui possible d’avoir des frigos et des téléphones tout en consommant moins d’énergie que des paysans du XIXe siècle.

L’étude, dirigée par Joel Millward-Hopkins de l’Université de Leeds, s’intéresse d’abord aux niveaux historiques de consommation énergétique. Les chasseurs-cueilleurs de la fin du Paléolithique consommaient environ 5 GJ d’énergie par année par personne sous forme d’aliments et de bois pour le chauffage et la cuisson des aliments. En 1850, ce niveau de consommation atteignait environ 20 GJ. De nos jours, il est de 80 GJ en moyenne, mais avec d’importantes disparités entre pays : il se situe à 5 GJ à peine dans certains pays et dépasse 200 GJ dans les pays les plus riches. Un gigajoule équivaut à environ 278 kWh et 80 GJ valent 22 222 kWh.

Enjeux de modélisation

Il existe deux approches de modélisation pour déterminer l’énergie nécessaire pour répondre aux besoins humains de base. La première est une approche descendante, où l’on utilise les données existantes pour faire un rapprochement entre la consommation d’énergie et les résultats en termes de qualité ou d’espérance de vie. Une étude antérieure, par exemple, a montré que les pays qui atteignent un indice de développement humain jugé raisonnable de 0,8 consomment entre 30 et 100 GJ d’énergie par personne et par année.

La limite de l’approche descendante, c’est qu’elle ne mesure que les systèmes existants et présume que ceux-ci vont rester semblables à l’avenir. Les approches ascendantes évitent cet écueil en construisant une liste des besoins jugés essentiels et en mesurant les ressources nécessaires pour les fournir aux populations concernées. Les travaux de Millward-Hopkins appartiennent à cette catégorie, qui a elle aussi une longue histoire. Une étude de 1985 concluait qu’on pouvait couvrir les besoins humains de base pour environ 30 GJ par personne par année. Plus près de nous, une étude de 2019 concluait que les besoins en Inde, au Brésil et en Afrique du Sud étaient de l’ordre de 12 à 24 GJ.

L’équipe de Millward-Hopkins a aussi fait un autre choix important, celui de compter en termes d’énergie finale (ou énergie nette) plutôt qu’en termes d’énergie primaire. La conversion de l’énergie primaire en énergie finale, par exemple l’utilisation du charbon pour produire de l’électricité, entraîne des pertes considérables. Ceci fait en sorte que les systèmes énergétiques à base fossile semblent offrir plus d’énergie que ceux à base renouvelable, alors que l’énergie réellement rendue disponible aux citoyens est équivalente. Le choix de l’énergie finale comme unité de mesure donne donc une base de comparaison équitable entre les deux systèmes.

Les résultats

La manière dont le mode de vie « décent » a été défini serait trop longue à résumer ici. Le niveau de vie retenu dans le scénario de base est beaucoup plus explicite et est décrit comme suit :

    • Nutrition : Une diète de 2000 à 2150 calories par jour, plus un frigo comportant un congélateur, plus un appareil de cuisson. Produire tout ceci représente environ 3 GJ par année (on ne compte pas la valeur énergétique des aliments eux-mêmes), dont 0,5 GJ seulement vont au frigo et à la cuisson.
    • Habitation : Ménages de quatre personnes en moyenne, apportant 15 m² par personne. Cet espace est maintenu à environ 20 degrés pendant toute l’année. Fournir cet espace représente de 2 à 4 GJ par année et le « confort thermique » coûte de 0,02 à 0,06 GJ/m² en moyenne, selon le climat. L’éclairage coûte 0,014 GJ par mètre carré.
    • Hygiène : Le modèle compte 50 litres par personne par jour, dont 20 litres d’eau chaude. Les besoins en énergie se situent entre 0,0001 et 0,0002 GJ par litre. Il existe aussi un système de collecte des ordures, au coût de 0,0180 GJ par personne. Au total, environ 1,5 GJ par année.
    • Vêtements : On compte 4 kilos de vêtements neufs par année (à environ 0,1 GJ par kilo) et 80 kilos de lessive, pour environ 0,002 GJ par kilo. On compte aussi des écoles et des hôpitaux, dont le coût au mètre carré est important, mais partagé entre de nombreux utilisateurs. Au total, environ 1,5 GJ par année.
    • Communication et information : On compte un téléphone par personne âgée de dix ans et plus, pour environ 0,1 GJ. On compte aussi un ordinateur portable par ménage, au coût de fabrication de 3 GJ chacun (amorti sur de nombreuses années), plus 0,2 GJ par année pour l’utilisation. Enfin, le coût des réseaux est estimé à 0,4 GJ par année par personne. Au total, environ 1,5 GJ par année.
    • Mobilité : On mise sur des déplacements motorisés de l’ordre de 5 000 à 15 000 km par année (tous modes de transport confondus). La production des véhicules coûte de 0,0001 à 0,0003 GJ par kilomètre parcouru, un peu moins pour leur alimentation. L’entretien des infrastructures revient aussi à 0,0001 à 0,0003 GJ par kilomètre. Au total, la mobilité représente environ 3 GJ par année.

Sobriété par pays

Au total, la consommation énergétique se situe entre 13 et 18,3 GJ par année dans les 119 pays étudiés, pour une moyenne de 15,3 GJ par année seulement – moins que les 20 GJ consommés en 1850 dans des systèmes à l’efficacité énergétique très médiocres. Trois cas de figure sont donnés en exemple. D’abord le Rwanda, à 13 GJ, où les besoins en mobilité et en chauffage et climatisation sont faibles. Ensuite, l’Uruguay, à 16 GJ, où les besoins de mobilité sont élevés, mais le besoin de confort thermique est moyen. Et enfin le Kirghizstan, à 18,3 GJ, où les besoins de mobilité et de confort sont élevés.

Ces besoins énergétiques sont calculés en fonction de la meilleure technologie actuellement disponible et ne requièrent aucune percée technologique majeure. Cette hypothèse surestime quelque peu l’efficacité énergétique moyenne des systèmes actuellement en place et suppose donc un effort actif de transition. Au total, les besoins énergétiques de l’humanité sont de l’ordre de 149 exajoules, ce qui est de 60 % inférieur à sa consommation actuelle et 75 % en deçà des objectifs fixés par l’Agence internationale de l’énergie pour 2050.

Les chercheurs ont évalué quelques scénarios alternatifs. Un scénario de demande élevée, où la réduction des besoins n’est pas aussi efficace que prévu, débouche sur une consommation annuelle de 24 GJ par année. Dans un scénario où la meilleure technologie n’est pas mise en place partout, la consommation atteint 26 GJ. Et enfin, dans un scénario combinant forte demande et technologie moins avancée, la consommation atteint 40 GJ. Ceci représente 400 exajoules d’énergie au total en 2050 – ce qui correspond au scénario de développement durable de l’Agence internationale de l’énergie.

Conclusions
Les chercheurs admettent que leurs travaux évitent la question la plus compliquée : comment passe-t-on de la situation actuelle à ce système sobre, qui suppose une décroissance importante dans de nombreux pays et la mise en place d’une économie à croissance zéro? Par contre, leurs résultats apportent une réponse au cliché selon lequel les écologistes veulent nous ramener à l’âge de pierre. Si le système proposé n’est pas exubérant, il assure quand même un logement confortable et un téléphone, ainsi que l’éducation et les soins de santé universels. Les chercheurs estiment aussi que cette sobriété pourrait déboucher sur une réduction importante du temps de travail.

Les chercheurs soulignent toutefois que la sobriété proposée, qui repose sur des principes d’égalité et de suffisance, est incompatible avec les propositions courantes de croissance verte, de consumérisme vert et de croissance économique infinie.

Source :

Millward-Hopkins, J., et al. (2020). « Providing decent living with minimum energy: A global scenario. » Global Environmental Change 65 (September): 102168-102168.

23 réflexions sur “Quel niveau de sobriété faut-il viser?”

  1. Donc en gros on ne se déplace pas ou pas loin et juste pour le boulot, on reste chez soi sur son ordi ou au téléphone et on mange pas grand chose.
    Ça fait rêver 😰

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    1. Relax Mat. T’es pas obligé de rester chez toi, t’as le droit de sortir et d’éteindre ton tel et ton ordi pour vivre la vie réelle des vrais gens. Je te garanti que c’est pas sinistre et qu’on y rêve mieux que dans le cyberespace.

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    2. Prendre des vacances dans l’sud tout les hivers, se déplacer plus loin que pour le boulot, sortir tout les soir, boire jusqu’à la cirrhose, manger jusqu’à l’infarctus…gaspiller des ressources pour un autre « gadget » électronique, quel beau programme… Ça fait rêver.

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  2. « Les chercheurs estiment aussi que cette sobriété pourrait déboucher sur une réduction importante du temps de travail. »

    Avec beaucoup moins de machines, on travaille physiquement beaucoup plus, cf. le mode de vie en Afrique aujourd’hui… ou chez nous il y a encore à peine un siècle.

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  3. J’adore cette notion de 15m2 par personne. Le genre de planification qui nous ramène tout droit vers une certaine idéologie qu’on aurait pu croire disparue. Une ministre a d’ailleurs envoyé un ballon d’essai dernièrement sur le sujet en suggérant que le rêve trop individualiste du de l’habitat en pavillon était révolu. Tous dans des cages à poules!

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  4. Pour Mat : je comprends ton commentaire mais je crois qu’il part de notre attachement à une idée de bonheur, qui a été pendant ces 2 derniers siècles influencée par les publicités mensongères qui nous disaient qu’avoir toujours plus, vivre dans des espaces super luxueux, aller toujours plus vite, aux 4 coins de la planète feraient notre bonheur et, certainement nous l’y avons trouvé en partie mais si nous décidons que maintenant il est plus important de sauver la planète, on peut penser des solutions de déplacement différentes et non moins sympa ou salutaire (ma mère a fait une « promenade » de 800 km à pied et en est revenue avec une lumière dans les yeux que je n’y avais jamais trouvée), ballon dirigeable, parapente, vélo, en train, à pied et en compagnie… et il en est ainsi pour tous les autres domaines. L’humain est assez intelligent et créatif pour trouver du bonheur même dans une prison, il faut seulement devenir capable de s’ouvrir à autre chose.

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  5. J’ai quand même un peu peur que tout ca sous-estime la complexité d’un ordinateur ou d’un smartphone, sans parler de tous les équipements de réseau pour internet. Passer à la sobriété signifie aussi qu’il sera difficile de fabriquer ces équipements « de base » au même prix qu’aujourd’hui

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  6. Je ne suis pas sûr d’avoir bien compris la conclusion de l’étude telle que vous la rapportez, du moins eu égard à la réponse qu’elle serait censée apporter au problème que vous posez au départ. La question soulevée par l’article est en effet : « Quel serait un mode de vie compatible avec les limites planétaires? ». La conclusion de l’étude est selon vous : « il est aujourd’hui possible d’avoir des frigos et des téléphones tout en consommant moins d’énergie que des paysans du XIXe siècle. »
    Est-il sous-entendu qu’un tel niveau de vie est apte à nous confiner dans les limites planétaires ? La population mondiale n’ayant aujourd’hui rien à voir avec celle d’il y a un et deux siècles, la question mérite d’être posée. Et ce d’autant plus que j’ai vu passer des estimations beaucoup moins optimistes de ce que serait un niveau de vie compatible avec les limites planétaires, dans l’hypothèse (qui me semble aussi être la vôtre) où l’effort serait équitablement réparti au sein de la population mondiale.

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    1. Oui, c’est bien une estimation compatible avec une population d’environ 10 milliards de personnes en 2050. La différence avec d’autres propositions, c’est qu’elle repose sur l’usage des technologies les plus performances actuellement disponibles. Le projet ne fonctionne pas en mode low tech.

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      1. Et une population de 10 milliards d’individus, est-ce compatible avec une population d’animaux sauvages suffisamment importante pour être viable à long terme ?

        Vous n’êtes pas la seule espèce sur la planète et ce n’est pas parce qu’on consomme 100 millions de barils par jour, des millions de tonnes de métaux ou je ne sais quoi d’autre que les espèces animales sauvages disparaissent.
        C’est notre étalement qui les fait disparaître, même en consommant très peu…

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  7. C’est une recherche fascinante… dans ses implications.

    Vous dites que ça ne fonctionne pas en low-tech? Et en «middle tech» alors? (techno réparable localement mais par des techniciens, pas par l’utilisateur, pièces de rechange accessibles sans nécessité d’importation).

    Un autre question qui aiderait à préciser la faisabilité de proposer ce mode de vie comme solution: si demain matin, dans un immense Plan Marshall environnemental, nos gouvernements (ou juste le gouvernement canadien, ou québécois) décidait de convertir l’économie selon ce modèle… combien cela coûterait-il? La conversion nécessiterait-elle de démolir des infrastructures pour en construire de nouvelles à la place? Ou serait-il plus avantageux de convertir ce dont on dispose déjà ?

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