La fermeture de puits de pétrole, une option risquée et coûteuse

S’il y a une chose que les entreprises pétrolières cherchent à éviter à tout prix, c’est la fermeture temporaire de puits. Car le redémarrage est toujours coûteux et il est souvent impossible de retrouver le débit d’origine. Au point où certains experts se demandent si les fermetures actuelles, loin de préserver la ressource, n’accéléreront pas la déplétion pétrolière. Et au point aussi où les ingénieurs russes envisagent de brûler le pétrole excédentaire, plutôt que de ralentir la production.

La crise de la covid-19 s’est traduite par une diminution rapide et très marquée de la demande en pétrole, de l’ordre de 25 à 30 % en avril. Cette baisse devrait se résorber en grande partie d’ici la fin de l’année, mais les pétrolières, confrontées à une chute massive du prix du pétrole et à un manque de réservoirs de stockage, sont confrontées à un dilemme difficile : doivent-elles tolérer leurs pertes de revenus ou diminuer leur production?

Pour le profane, la décision de réduire la production paraît évidente. Mais un puits de pétrole n’est pas un robinet dont on peut faire varier le débit selon les besoins. Ou bien il fonctionne à plein régime, ou bien il est fermé. Il y a bien des vannes, mais elles ne servent que lors de courts entretiens ou d’arrêts d’urgence. Et les pétrolières savent que la décision de fermer de manière prolongée comporte trois conséquences graves :

  • les puits rouverts risquent de ne jamais retrouver leur volume de production d’avant

  • les équipements de pompage devront être remis en état à grand frais

  • d’autres équipements, comme les raffineries et les pipelines, ne pourront pas être maintenus en activité.

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Conséquences sur les puits

Un gisement pétrolier est une structure complexe, où différents grades de pétrole ont sédimenté dans une roche poreuse. La mise en exploitation met toute cette matière en mouvement. Tout arrêt du pompage risque de boucher les pores de la roche avec des sédiments ou de la paraffine, ce qui signifie que la production peut être durablement réduite de moitié, voire de 100 % lorsque l’on reprend le pompage. Cette perte de productivité ne se produit pas à tout coup et il est parfois possible de réparer une partie des dégâts en injectant des produits chimiques dans le puits. Mais on comprend les pétrolières de chercher à éviter les risques ou les coûteux travaux de remédiation.

En plus des enjeux géologiques, le processus de fermeture lui-même est risqué. Pour fermer un puits, on utilise une plate-forme de forage spéciale, qui injecte une boue épaisse à la tête du puits pour bloquer le flux de pétrole et de gaz. Ceci provoque, à une échelle réduite, la fermeture des pores de la roche, modifie la pression à l’intérieur du puits et complique fatalement la reprise de la production. Le puits lui-même est également bouché en y déversant du ciment.

Pour reprendre la production, il faut apporter une nouvelle plate-forme, forer le bouchon de ciment et pomper les boues qui bloquent l’arrivée au puits et espérer que le pétrole se remette à couler. Lorsque cela échoue, il faut refaire le forage à neuf, injecter des produits chimiques ou même procéder à de la fracturation hydraulique. Ces opérations sont coûteuses et si toutes les pétrolières repartent leurs activités en même temps, les équipes de travail en viennent à manquer. Lors de la dernière sortie de crise, certains travaux de remise en état ont dû attendre jusqu’à un an ou deux.

Les sables bitumineux de l’Alberta présentent des enjeux comparables. On y sépare le bitume du sable en injectant de la vapeur sous le sol. La chaleur et la pression doivent être maintenues en tout temps, sans quoi le bitume peut figer dans le réservoir et dans les installations. Au mieux, la reprise de la production peut exiger des mois de travail, au pire, l’arrêt peut provoquer une baisse permanente du débit de l’installation.

Les plates-formes de forage en mer présentent leurs propres défis. Si l’on cesse de pomper, le gaz naturel sous pression va rapidement se transformer en hydrate de méthane dans les canalisations sous-marines et les boucher. Les pipelines sous-marins qui transportent les hydrocarbures vers la côte sont particulièrement menacés. Relancer la production des installations offshore est si difficile qu’il s’agit de la toute dernière option pour les pétrolières – et la facture peut atteindre de 50 à 100 millions de dollars.

Une facture salée

La mise hors service d’un puits coûte cher. Dans le cas d’un puits à haut débit, retirer la pompe électronique submersible coûte environ 150 000 dollars. Pour un puits à débit moyen, la facture est d’environ 75 000 dollars. L’environnement souterrain est corrosif et il faut également prévoir un traitement chimique d’une valeur de 2 000 à 5 000 dollars pour protéger l’équipement qu’on ne peut pas retirer du puits.

Les coûts de redémarrage sont également importants. Nettoyer le puits de l’eau qui s’y est accumulée coûte de 10 000 à 20 000 dollars. Dans un puits à haut débit, réparer la pompe submersible coûte environ 150 000 dollars et la remplacer coûte le double, simplement pour l’équipement. La facture peut atteindre de 400 000 à 500 000 dollars en ajoutant le coût du travail. Même dans un puits à faible débit, remettre l’équipement en état coûte au bas mot 50 000 dollars.

La facture de produits chimiques pour restimuler un puits conventionnel qui a perdu de son débit s’établit entre 50 000 et 100 000 dollars. S’il faut reprendre la fracturation hydraulique d’un puits de pétrole de schiste, il faut plutôt compter de 3 à 5 millions de dollars.

Il faut garder à l’esprit que des milliers de puits sont en jeu. Au Dakota du Nord, 6 200 puits, la plupart à débit modeste en et fracturation hydraulique, sont déjà fermés. Avec les frais de redémarrage évoqués, la facture pourrait atteindre quelques milliards de dollars. En Louisiane, près de 17 000 puits pourraient fermer pendant la crise. Au Texas, les chiffres sont plus élevés encore.

La facture est déjà difficile à absorber pour les puits à début moyen. Mais elle ne se justifie pas du tout pour les anciens puits en fin de vie, qui produisent souvent moins de 10 barils par jour. Ces puits sont condamnés à poursuivre leur production ou à cesser leur exploitation à tout jamais. Comme ils sont très nombreux, représentant près 11 % de la production pétrolière américaine, la perte pourrait être notable pour l’industrie.

Raffinerie

Autres conséquences

La plupart des raffineries ne peuvent pas fonctionner à moins de 60 ou 70 % de leur capacité. Une poignée peut fonctionner à 50 %, mais pas moins. Si la production pétrolière diminue, certaines raffineries devront donc fermer, temporairement ou définitivement. La production des raffineries américaines a déjà chuté de 30 %, ce qui les approches du seuil de fermeture. Le risque est d’autant plus grand que la consommation américaine de produits pétroliers a chuté de 18 à 5 millions de barils par jour pendant la crise.

Ici encore, on parle d’équipements qui doivent fonctionner en continu et qui risquent de s’endommager à l’arrêt. Certaines raffineries anciennes et plus marginales pourraient donc être financièrement incapables de repartir après une pause. On estime que les États-Unis pourraient perdre de 1 à 2 millions de barils par jour de capacité de raffinage au terme de la crise.

Un autre équipement qui inquiète est le pipeline de l’Alaska. S’il ne maintient pas un débit d’au moins 400 000 barils par jour, le pétrole circule si lentement qu’il se refroidit sérieusement sous l’action du pergélisol environnant. Dans ces conditions, il se formerait des cristaux de glace et de la paraffine qui risqueraient de bloquer les tuyaux et d’endommager les pompes. La production de pétrole est en déclin en Alaska depuis des années et le pipeline est déjà utilisé à sa capacité minimale. Une baisse de production modérée risquerait donc de condamner le pipeline, rendant toute production impossible faute de transport. En somme, tout le pétrole de l’Alaska pourrait se tarir d’un coup.

Une décision difficile à prendre

Dans ce contexte, on comprend pourquoi les pétrolières sont si réticentes à réduire leur production, même lorsqu’elles sont endettées ou en faillite et que le coût du pétrole est si bas qu’elles doivent produire à perte. La relance coûte cher et les puits risquent une baisse de production permanente. Certains producteurs russes affirment même qu’ils préfèrent brûler le pétrole invendu à fermer des puits. Par ailleurs, certains contrats d’occupation du sol exigent que les pétrolières pompent le pétrole, sous peine de voir les droits d’exploitation transférés à leurs compétiteurs!

Certains analystes estiment que l’industrie pétrolière sortira de la crise en si mauvais état qu’il lui sera impossible de financer le redémarrage des puits fermés. Comme aucune solution de rechange au pétrole ne sera massivement en place à ce moment, on commence à évoquer la possibilité d’une nationalisation au moins partielle de l’industrie pétrolière américaine.

Et le pic pétrolier, dans tout cela?

Au début de la crise, certains observateurs ont cru que la crise de la covid-19 allait retarder le pic pétrolier (ou ses conséquences, s’il a déjà eu lieu en octobre 2018, comme il semblerait) en raison d’une plus faible consommation de pétrole. Elle pourrait au contraire l’accélérer quelque peu. Certains puits seront définitivement fermés et d’autres ne retrouveront jamais leur niveau de production d’antan. De plus, les pétrolières à bout de souffle financièrement auront du mal à lancer de nouveaux projets.

On peut donc s’attendre à ce que la surabondance actuelle de pétrole fasse peu à peu place à une pénurie croissante. Les pompes ne vont pas se tarir du jour au lendemain, mais les prix devraient repartir à la hausse et la ressource pourrait manquer pour alimenter la croissance économique. Certains s’en réjouiront, mais il faut garder à l’esprit qu’une crise énergétique larvée pourrait aussi réduire notre capacité à mener une transition énergétique efficace.

Source :

Energy Skeptic, Will covid-19 delay peak oil?

5 réflexions sur “La fermeture de puits de pétrole, une option risquée et coûteuse”

  1. Passionnant, merci. Au-delà de la question du prix, toujours revenir à la matérialité des choses.

    PS : une petite coquille syntaxique dans « la plupart à débit modeste en et fracturation hydraulique ».

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  2. Passionnant et effrayant.
    Par contre à la dernière ligne, vous parlez de transition … quelle transition ? jusqu’ici la « transition » n’est qu’une blague, on continue de brûler tout ce qu’on peut et on n’a aucune technologie « propre » de remplacement à l’échelle.
    Et puis il y a le réchauffement, si on ne saisit pas l’opportunité du covid, on n’aura pas le temps pour une transition « en douceur » ni même musclée.

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  3. De plus , les investissements dans le domaine sont en chute libre , après déjà quelques années de diminution pour cause de prix bas . Cela implique obligatoirement une réduction de production dans un bref avenir . La décroissance est assurée , et ça risque de faire mal !

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    1. La baisse des investissements est en partie compensée par le fait que le prix des services pétroliers a diminué de l’ordre 25% ces dernières années. Le problème n’est pas tellement que les investissements ont baissé, mais que les découvertes correspondantes sont de plus en plus petites.

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