Le progrès technologique peut-il vraiment nous sauver? Si une nouvelle forme d’énergie salvatrice était inventée demain, pourrait-on la déployer assez vite pour décarboner le monde d’ici 2050? Les travaux d’une équipe dirigée par Robert Gross, de l’Imperial College de Londres, concluent que le délai moyen d’adoption des quatre dernières grandes technologies de production électrique a été de… 43 ans. Et encore, au terme de ce délai, ces technologies étaient bien établies, mais pas encore dominantes.
L’étude, publiée en décembre 2018, porte sur 13 grandes technologies, dont quatre concernent la production d’électricité : l’énergie nucléaire, les turbines à gaz, les cellules photovoltaïques (solaires) et les éoliennes. Ce compte-rendu va se concentrer sur celles-ci. Par ailleurs, ce déploiement est étudié dans le cadre de pays considérés comme des « cas d’école » : la France pour le nucléaire, la Grande-Bretagne pour les turbines à gaz, l’Allemagne pour le photovoltaïque et le Danemark pour l’éolien.
Pour chaque technologie, l’étude cherche à déterminer la durée de la phase de découverte, de mise au point et de démonstration, puis celle de la phase de déploiement et de commercialisation. Cette seconde phase pose des problèmes de méthodologie. À quel moment peut-on considérer qu’une technologie est bien implantée? Pour pouvoir comparer des évolutions assez disparates, les chercheurs retiennent un critère : la phase de déploiement considérée comme terminée lorsqu’une technologie aura rejoint 20 % de sa clientèle potentielle. J’invite ceux qui veulent connaître les détails techniques à consulter l’étude.
En dépit de tout ce qu’on entend sur l’adoption de plus en plus rapide de la technologie, les chercheurs observent que son rythme d’adoption est généralement lent, s’échelonnant entre 20 et 70 ans. Dans le cas des technologies électriques étudiées, le délai moyen entre la découverte et l’adoption est de 43 ans, ce qui fait de l’énergie un secteur peu réactif. Cela se comprend : les investissements sont lourds et l’équipement en place a une très longue durée de vie. Le remplacement d’une technologie par une autre est donc un processus de longue haleine. En conséquence, si l’on découvrait une toute nouvelle forme d’énergie demain, il faudrait attendre 2062 pour qu’elle rejoigne 20 % de son marché potentiel.
Les chercheurs observent également que le rythme d’adoption des nouvelles technologies dépend grandement de facteurs sociaux et réglementaires. De longues périodes de stagnation peuvent être suivies de phases de déploiement accéléré. Les chercheurs soulignent par exemple que l’adoption de l’auto a été rapide, mais qu’il a fallu attendre la prospérité des années 1950 pour qu’une masse critique de gens aient les moyens de s’en procurer une. La lenteur de la diffusion des turbines à gaz s’explique en partie par les règles de l’Union européenne encadrant cette source d’énergie dans les années 1970. Et enfin, les chercheurs ne parviennent simplement pas à s’expliquer pourquoi les ampoules DEL n’arrivent pas à percer dans le secteur de l’éclairage domestique.
Histoires de cas
Pour mieux comprendre la lenteur du déploiement technologique, les chercheurs offrent un récit détaillé de l’adoption de chacune des technologies étudiées.
La mise en place de turbines à gaz à cycle combiné a d’abord été envisagée en Suisse en 1939. Une première usine est inaugurée aux États-Unis en 1949, puis une autre au Luxembourg en 1956. Ces premiers essais débouchent sur un véritable déploiement de turbines modernes et efficaces à partir de 1970. En Grande-Bretagne, cette option devient populaire à partir de la libéralisation des marchés de 1989. Le déploiement atteint son maximum en 2012, mais le seuil de 20 % d’adoption est atteint dès 1995. De 1949 à 1995, il s’est écoulé 46 ans.
La première éolienne de conception moderne à trois pales, d’une capacité de 200 kW, est mise à l’essai au Danemark en 1957. Mais il faut attendre 1979 pour que ceci débouche sur un premier déploiement commercial, avec des appareils d’une capacité de 30 kW seulement. Le Danemark a atteint une pointe de capacité éolienne de 5,3 GW en 2017 et le seuil de 20 % a été atteint de 1997. De 1957 à 1997, il s’est écoulé 40 ans.
Les origines de l’énergie nucléaire remontent à 1941 et aux efforts du Projet Manhattan pour créer la bombe atomique. En France, un premier réacteur expérimental au graphite est mis en service en 1956, puis un premier réacteur commercial en 1959. Le pic de production nucléaire est atteint en 1999, à 63 GW. Le seuil de 20 % est atteint en 1980. De 1941 à 1980 : 39 ans.
L’effet photovoltaïque est décrit par Becquerel dès 1839 et la photoconductivité du sélénium est observée dès 1873. Il faut toutefois attendre 1954 pour qu’une première cellule photovoltaïque soit produite en laboratoire. On considère que la première application commerciale à grande échelle est le projet des mille toits, lancé en Allemagne en 1991. La capacité photovoltaïque allemande a atteint son sommet en 2015, à 39 GW, et le seuil de 20 % a été atteint en 2009. De 1954 à 2009 : 55 ans.
Conclusions et conséquences
Le premier constat des chercheurs est qu’à partir du moment où une technologie est découverte, il faut compter au moins de 30 à 40 ans avant qu’elle ne soit éprouvée et déployée à une échelle significative. Lancé aujourd’hui, un effort de recherche massif ne peut avoir que des résultats trop tardifs. Par ailleurs, la découverte initiale n’est pas suffisante : la phase de mise au point et de démonstration exige elle aussi un effort de recherche soutenu avant d’en arriver à un produit commercialisable.
Les chercheurs notent aussi que le succès rapide de certains produits de consommation récents ne constitue pas un modèle valable pour prévoir le rythme de déploiement de technologies industrielles, dont les technologies de production électrique. Les produits pouvant de profiter des structures déjà en place (téléphones portables ou télés à écran plat, par exemple) se diffusent plus vite que ceux exigeant de nouvelles pratiques et de nouvelles infrastructures.
Il en résulte que si nous voulons lutter contre les changements climatiques d’ici 2050, nous en sommes essentiellement réduits aux technologies existantes. Il s’agit d’un important rappel à la réalité pour les scénarios de transition énergétique les plus technocentrés. L’appui aux technologies existantes est donc aussi important, sinon plus, que la recherche de nouvelles pistes technologiques.
Source :
Gross, R. et alii. How long does innovation and commercialisation in the energy sectors take? Historical case studies of the timescale from invention to widespread commercialisation in energy supply and end use technology. Energy Policy 123, décembre 2018.
Merci pour ce compte-rendu éclairant. Une pierre dans le jardin des « yaka-faucon développe les énergies renouvelables et le tour est joué ».
Une petite coquille dans « Les produits pouvant de profiter ».
J’aimeJ’aime
Je recommande le livre « Face à la puissance » de François Jarrige et Alexis Vrignon. Dans le livre, les auteurs reviennent sur le mythe du passage facile, unilatéral et qui allait de soi des énergies renouvelables (éolien, hydraulique,…) au charbon grâce aux qualités intrinsèques de ce dernier (pilotable à loisirs, pas d’intermittence, ressource abondante et abordable,…). On y voit également combien de décennies les pays d’Europe de l’Ouest ont mis pour passer d’une énergie renouvelable à une énergie fossible malgré les promesses dithyrambique de ses promoteurs. Non, je ne pense absolument pas aux monts et merveilles des promoteurs de l’hydrogène.
J’aimeJ’aime
Ah oui, bonne référence. Je l’ai mis de côté et feuilleté, mais pas encore lu. Sur le même sujet, avec une approche un peu plus technique, voir Energy Transitions, de Vaclav Smil.
J’aimeJ’aime