Comprendre la crise des carburants maritimes

La nouvelle norme internationale sur les carburants maritimes est l’un des plus grands défis jamais affrontés par l’industrie pétrolière. Les raffineries ne sont pas prêtes à fournir les quantités voulues de carburant à faible teneur en soufre et ne savent pas que faire des quantités croissantes de brut fortement soufré qui arrive sur le marché. En fait, le carburant diesel pourrait venir à manquer, avec d’importantes répercussions sur les prix de toute la chaîne des produits pétroliers, y compris l’essence. Portrait d’une crise annoncée.

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L’évolution du brut

Pour comprendre l’ampleur du problème, il faut dire un mot du processus de raffinage. Tout d’abord, il faut comprendre que le pétrole n’est pas un produit homogène, mais un mélange d’hydrocarbures de densité et de viscosité variables. Le rôle d’une raffinerie consiste à soumettre le pétrole brut à diverses étapes de distillation et de craquage pour séparer les hydrocarbures de faible et de moyenne densité qui forment les produits pétroliers de forte valeur, comme l’essence, le diesel et le carburant d’aviation.

Le processus a donc pour résultat de concentrer dans un résidu de faible qualité les hydrocarbures lourds et visqueux, ainsi que tous les contaminants qui se trouvent dans le brut – en particulier le soufre. C’est ce mazout lourd et fortement soufré qui sert de carburant dans la production d’électricité, les cimenteries et le transport maritime.

Il y a 15 ans encore, la plupart des bruts étaient de bonne qualité et contenaient une proportion limitée d’hydrocarbures lourds et de soufre. Il restait donc relativement peu de mazout en fin de course et celui-ci n’était que modérément soufré. L’un des aspects méconnus de la déplétion pétrolière est la mauvaise qualité croissante des bruts. Il y a de plus en plus de pétroles très lourds et très soufrés, dont l’exemple classique est le bitume de l’Alberta. À l’opposé du spectre, il y a le pétrole de schiste, qui n’est pas contaminé, mais qui est si léger qu’il produit peu de diesel en bout de course.

On a donc les choix entre des pétroles lourds qui se distillent bien sous forme de diesel, mais qui produisent aussi beaucoup de mazout contaminé, ou des pétroles ultralégers qui ne produisent pas de mazout, mais pas beaucoup de diesel non plus. Et les pétroles moyens de bonne qualité se font de plus en plus rares et chers.

Enjeux pour les raffineries

Depuis dix ans, certaines raffineries ont réagi en ajoutant des unités de cokéfaction. Ces équipements brisent les hydrocarbures lourds en produits plus légers, qui iront à la production d’essence, de diesel et de carburant d’aviation. En fin de processus, il ne reste plus qu’une quantité modérée de coke de pétrole, un produit solide analogue au charbon, mais extrêmement contaminé – et polluant. Il est souvent utilisé comme carburant dans les cimenteries, avec un impact environnemental élevé.

Il y a un hic avec les unités de cokéfaction : elles coûtent très cher. ExxonMobil, par exemple, en ajoute actuellement une à sa raffinerie d’Antwerp au coût d’un milliard de dollars. En raison de ces coûts, près de la moitié des raffineries du monde ne disposent pas d’une unité de cokéfaction et continuent donc à produire d’importantes quantités de mazout à forte teneur en soufre.

Or, l’interdiction mondiale du mazout soufré dans la marine marchande à partir du 1er janvier 2020 va supprimer d’un coup le principal débouché pour ce produit pétrolier. Le prix du mazout, qui est actuellement de 90 % environ du prix du brut, pourrait tomber à 10 % de sa valeur seulement. Mais comme la moitié des raffineries en produiront encore parce que le procédé ne leur permet pas de faire autrement, celles-ci auront des choix difficiles à faire. Elles n’auront que trois possibilités :

  1. Elles pourront essayer de se procurer du brut de meilleure qualité, à faible teneur en soufre. Leur mazout pourrait de la sorte répondre aux nouvelles exigences du transport maritime. Mais ce brut de bonne qualité est assez peu abondant et toute hausse de la demande ne pourra qu’en faire exploser le prix.

  2. Elles pourront essayer de trouver de nouveaux débouchés pour le mazout à forte teneur en soufre. Comme la valeur du mazout tombera à des niveaux très bas, on craint une relance de la production électrique à partir du pétrole, une pratique qui est en déclin depuis longtemps. Si cela se produit, on aurait troqué une baisse des émissions de soufre en mer pour une hausse des émissions de soufre sur terre. C’est le pire des scénarios.

  3. Plusieurs raffineries, surtout les plus petites, ne seront plus rentables dans ce nouveau contexte et n’auront pas les moyens de s’offrir des unités de cokéfaction. On s’attend à ce que plusieurs d’entre elles ferment simplement leurs portes, ce qui réduira l’offre et fera augmenter les prix de l’ensemble des produits pétroliers y compris l’essence, le diesel et le carburant d’aviation.

Conséquences pour le transport maritime

L’industrie du transport maritime fera donc face le 1er janvier 2020 à une situation où le marché n’offrira qu’une très faible partie du mazout peu soufré nécessaire à ses activités. Trois stratégies d’adaptation s’offrent à elle pour se conformer aux nouvelles normes :

  1. Elle pourrait opter pour un nouveau carburant, le gaz naturel liquéfié. Celui-ci ne contient à peu près pas de soufre et n’exige pas trop de modifications aux moteurs, ce qui le rend intéressant. Toutefois, il est encore peu diffusé dans le transport maritime, parce qu’il coûte beaucoup plus cher que le mazout. Il n’est pas clair qu’il pourra être offert dans tous les ports d’ici 2020.

  2. Elle pourrait continuer à utiliser du mazout soufré, mais ajouter des filtres pour capturer le soufre à la sortie du « pot d’échappement ». Ces filtres, souvent désignés sous leur nom anglais de « scrubbers » ont fait la preuve de leur efficacité, mais ils augmentent la consommation énergétique des moteurs et il existe une réelle tentation de les mettre hors service en s’éloignant du port – en haute mer, qui pourra vérifier si le scrubber est bien en activité ou non?

  3. Elle pourrait aussi se rabattre sur le carburant diesel. Celui-ci convient aux moteurs des navires, ce qui en fait une solution un peu plus coûteuse, mais conforme aux normes (le diesel ne contient à peu près pas de soufre). L’industrie pétrolière ne sera toutefois pas capable de faire face à une augmentation aussi subite des besoins et la demande maritime pour le diesel entrera en compétition avec celle des camions, de la machinerie lourde et des tracteurs agricoles.

Conséquence sur les prix du pétrole

L’industrie du transport maritime consomme actuellement près de 3,5 millions de barils de mazout par jour à travers le monde. Même en supposant que le gaz naturel et les scrubbers seront populaires, la demande quotidienne de diesel pourrait facilement bondir d’un ou deux millions de barils, alors qu’elle était en moyenne de 27,8 millions de barils en 2017. Une hausse de 5 % peut sembler négligeable, mais en réalité, l’industrie pétrolière n’a jamais été exposée à des variations de cette ampleur.

La dernière crise de ce genre remonte à 2008, lorsque la baisse constante de la qualité du brut avait provoqué une ruée vers les pétroles de qualité. C’est l’un des facteurs ayant alimenté la vertigineuse hausse du prix du pétrole à plus de 140 $ en 2008.

Certains analystes pétroliers croient qu’un phénomène semblable pourrait se reproduire en 2020. Les raffineries ne pourront pas augmenter leur production de diesel en temps voulu, en raison du prix et du long délai d’installation des unités de cokéfaction. Les raffineries qui se seront dépourvues vont se battre pour les faibles quantités de brut peu soufré disponible, tandis que plusieurs industries, dont celle du transport maritime, vont s’affronter pour des quantités de diesel insuffisantes.

Comme nous l’avons mentionné plus haut, le prix de vente du mazout maritime soufré pourrait tomber de son niveau actuel, fixé à 90 % environ du prix du brut, à 10 % seulement. Mais le prix des autres carburants est appelé à exploser pendant un certain temps. L’analyste pétrolier Philip K. Verleger Jr pense que le prix du brut pourrait remonter à 130 ou 140 $ le baril, soit près des niveaux de 2008.

Dans ce contexte, le prix du diesel sur le marché spot pourrait plus que doubler, à plus de 1000 $ la tonne au port de Rotterdam. Dans le marché de détail américain, le prix du diesel triplerait jusqu’à 8 ou 9 $ le gallon (2,16 à 2,43 $ le litre) et celui de l’essence doublerait à 1,62 $ le litre. La hausse serait un peu moins marquée en Europe, parce que les taxes représentent une plus forte part du prix actuel.

On ne sait pas trop comment les consommateurs réagiront à une telle crise. Le mouvement des gilest jaunes donne une idée de la colère possible. Chose certaine, cette nouvelle norme maritime, adoptée dans l’indifférence générale en octobre 2016, risque d’avoir une foule de conséquences imprévues.

Sources :

12 réflexions sur “Comprendre la crise des carburants maritimes”

  1. Bonjour,
    Merci pour cet article. Il est effectivement grand temps que le public soit informé de ce qui se passe dans le monde maritime. Mais Non le GNL ne coûte pas beaucoup plus cher que le mazout !! Et il peut même être moins cher sous certaines conditions (zone géographique et niveau de la demande). C’est cela la bonne nouvelle et il conviendrait de la diffuser.
    Bien à vous

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  2. Merci pour cet article très clair et concis qui résume bien les problématiques interconnectées du monde de l’Oil&Gas et du Shipping. Comme vous le dites, le plus inquiétant serait un effondrement du prix du mazout lourd qui retardera fortement les décisions pour convertir les centrales thermiques au gaz …

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      1. Si justement, les moteurs des centrales thermiques peuvent facilement être convertis du mazout au gaz (un investissement est néanmoins à réaliser pour changer quelques pièces et installer une infrastructure gaz). En général ce genre de conversion est rentabilisée assez rapidement si le ratio des prix gaz & mazout est celui des ces derniers mois; ça le sera moins si le prix du mazout s’effondre…

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  3. Article très intéressant, j’ai cependant une remarque par rapport aux scrubbers, déjà il est possible de mesurer le taux de souffre rejeté à l’atmosphère et de l’enregistrer dans un log permettant le contrôle par des autorités maritimes, de plus ce n’est pas la seule solution, il existe d’autres types d’unités de nettoyages des gaz d’échappements type SCR, et pour lesquels, il est très peu recommander de faire tourner un moteur SCR stoppé.

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    1. Attention, SCR concerne les NOx et non les SOx. La nouvelle règlementation dont il est question ici (applicable au 1er janvier 2020) concerne bien les SOx. Pour les NOx, le tier 2 s’applique déjà à l’échelle globale et le tier 3 ne s’applique pour le moment que dans la ZEE des USA (depuis le 1er janvier 2016) et ne s’appliquera dans la zone ECA (Emission Control Area) europénne (Baltique, Mer du Nord, Manche) qu’à partir de 2021. Pour le niveau de réduction de NOx dit tier 3, les SCR seront nécessaires si on tourne sur des carburants conventionnels ou également sur du GNL mais en cycle diesel (avec des températures de combustion plus élevées qu’en cycle Otto)

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  4. A reblogué ceci sur centristes insoumiset a ajouté :
    Pour sortir des énergies fossiles au plus vite, il est nécessaire de bien comprendre la situation exacte de l’industrie pétrolière afin de peser de tout notre poids pour arrêter au plus vite l’extraction du charbon d’abord, mais aussi du pétrole en commençant par le plus sâle.

    Le billet de Philippe Gauthier amène des éléments de compréhension IMPORTANTS.

    Comment pouvons-nous peser pour accélérer l’avènement du « ZÉRO FOSSILE VITE » ?

    * Relocaliser l’économie diminue le transport par bateau et avion.
    * Augmenter la pression sur les banques et les assurances pour qu’elles délaissent au plus vite ces marchés carbonés.
    * Remettre l’imagination au pouvoir…

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  5. A noter que ces petits bijoux de scrubbers nettoient le souffre contenu dans les gaz d’échappements. Magnifique n’est ce pas? Oui mais comment il accomplit ce miracle? eh bien c’est très simple, les gaz sont bêtement « douchés » par de l’eau de mer, propulsée à haut débit en jet dans les cheminées, par des très grosses pompes (qui accroissent donc la consommation d’énergie), et le souffre est emmené dans l’eau de mer et rejeté.. dans la mer. Bon bah, on n’a qu’à tirer à la courte paille, pour savoir qui veut le souffre? Les poissons ou les oiseaux?

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  6. Voilà une analyse pertinente qui éclaire une zone d’ombre sur le transport maritime, car avant de condamner, il est bon de connaître les conséquences d’un bouleversement!

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