Pas assez de carbone fossile pour alimenter les pires scénarios climatiques

Les scénarios climatiques qui montrent des niveaux de CO2 extrêmement élevés pour 2100 sont-ils réalistes? En général, ils tiennent pour acquis que les carburants fossiles ne manqueront pas et que seules des mesures délibérées de restriction de la consommation permettront de limiter les taux de CO2 à des niveaux plus ou moins tolérables. Mais reste-t-il réellement assez de carburants fossiles à brûler? Selon deux experts français, le pic pétrolier va faire chuter les émissions bien avant d’atteindre les quantités de carbone prévues par les deux scénarios les plus inquiétants – RCP 6.0 et RCP 8.5.

L’article, publié en 2015, a été rédigé conjointement par Bernard Durand, géochimiste des combustibles fossiles et ancien directeur de l’ENS de géologie, ainsi que par Jean Laherrère, géophysicien, ancien ingénieur pétrolier chez Total et expert du pic pétrolier. L’article compare le budget carbone prévu par les divers scénarios RCP du GIEC aux quantités de carbone que contiennent les quantités ultimement récupérables de carburants fossiles – pétrole, gaz et charbon. Ces trois produits représentent à eux seuls 85 % de toutes les émissions mondiales de CO2.

Selon le GIEC, les quantités maximales de carbone (et non pas de CO2) émises entre 1870 en 2100 ne doivent pas dépasser :

  • 790 gigatonnes pour rester dans les limites du RCP 2.6
  • 1250 gigatonnes pour rester dans les limites du RCP 4.5
  • 1420 gigatonnes pour rester dans les limites du RCP 6.0
  • 2100 gigatonnes pour rester dans les limites du RCP 8.5

Pour respecter la cible de +2 °C en 2100, les émissions cumulatives de 1870 à 2100 ne doivent pas dépasser 830 gigatonnes, ce qui est légèrement supérieur aux paramètres du RCP 2.6.

CO2 par RCP

Émissions totales de carbone fossile

Au rythme actuel des émissions, nous semblons en bonne voie d’atteindre le pire scénario, le RCP 8.5, ce qui correspondrait à une hausse catastrophique de la température d’environ 4 °C en 2100. Mais selon les chercheurs, ce rythme ne pourra pas être soutenu longtemps en raison de la déplétion des carburants fossiles. L’état des réserves permet en effet d’estimer que leur production va commencer à décliner :

  • vers 2020 pour le pétrole (tous les carburants liquides)
  • vers 2030 pour le gaz naturel
  • vers 2050 pour le charbon (dans un article récent, Bernard Durand rapproche maintenant sa prévision vers la période 2030-2035).

Ces dates du début du déclin reposent sur des estimations des quantités ultimement récupérables, c’est-à-dire sur les quantités totales qui seront produites par l’industrie des carburants fossiles sur la totalité de son existence. Ces estimations sont calculées par diverses méthodes statistiques qui ont prouvé leur efficacité pour prédire les rendements des champs pétroliers. Les chercheurs ont ensuite converti ces quantités en tonnes d’équivalent pétrole, qu’il est ensuite facile de convertir en tonnes de carbone.

 

Selon ces travaux, les réserves de carburant fossiles qui seront consommées entre 1870 et 2200 seront de l’ordre de 1500 gigatonnes d’équivalent pétrole, ce qui correspond à environ 1300 gigatonnes de carbone (ou 4800 Gt de CO2). De cette quantité, environ 1100 gigatonnes de carbone seraient émises d’ici 2100.

Production CF TEP
Émissions par carburant et par année (gigatonnes d’équivalent pétrole). La lettre U exprime les évaluation de quantité ultimement récupérable.

Cette quantité est inférieure aux 1250 gigatonnes autorisées par le RCP 4.5. En ajoutant les émissions de carbone qui ne sont pas liées aux carburants fossiles, on en arrive à peu près aux ordres de grandeur prévus au RCP 4.5, ce qui limiterait le réchauffement global à un peu plus de 2 °C. Même en brûlant la totalité des carburants fossiles d’ici 2100 (et non pas d’ici 2200), les émissions ne dépasseraient pas 1390 gigatonnes de carbone. Une hausse de la température de 2 °C n’a rien de très agréable, mais reste préférable au cataclysme que provoquerait une hausse de quatre degrés.

Les chercheurs reconnaissent qu’il existe de grandes incertitudes sur l’état réel des stocks de carburants fossiles et que leurs résultats ne sont que des ordres de grandeur. Néanmoins, estiment-ils, « le RCP 8,5 est irréaliste et le RCP 6 est très improbable ».

Le charbon, le principal ennemi

Les chercheurs insistent sur le fait que le charbon représente actuellement une menace bien pire que celle du pétrole ou du gaz : « Le charbon, écrivent-ils, est en passe de devenir le principal émetteur de CO2 anthropogénique. À lui seul, si rien n’est fait pour limiter les émissions des combustibles fossiles, il devrait produire deux tiers de leurs émissions encore à venir, soit environ 2340 Gt de CO2 (640 Gt de carbone). »

Pays producteurs de charbon

En 2013, la production d’électricité représentait 70 % de la consommation mondiale de charbon. Les deux chercheurs insistent sur la responsabilité des grands pays producteurs, en premier lieu la Chine et les États-Unis et en appellent à un moratoire sur la construction de nouvelles centrales électriques au charbon : « Leur remplacement par des centrales non émettrices, utilisant l’énergie nucléaire et les énergies renouvelables, serait sans doute suffisant pour rester sous les 2 °C d’augmentation de température de 1870 à 2100 préconisés par le GIEC. »

 

Source :

B. Durand et J. Laherrère, L’évaluation des réserves ultimes de combustibles fossiles, clef de la modélisation du climat futur

 

14 réflexions sur “Pas assez de carbone fossile pour alimenter les pires scénarios climatiques”

  1. Bonjour M. Gauthier,
    Merci pour ce travail et essentiellement pour ce partage de connaissances!
    A l’époque du rapport Meadows et du modèle World 3 il avait déjà été annoncé un déclin aux environs de 2035. Donc même si l’humanité ne fait rien, les limites finies de notre habitat nous épargne forcément le RCP 8.5.

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  2. Monsieur Gauthier,

    Je crois que vous oubliez de considérer, outre les émissions de CO2 par la combustion des combustibles fossiles, les émissions des autres gaz à effet de serre comme le méthane et le protoxyde d’azote, de même que des phénomènes affectant les puits de carbone, tel la déforestation ou les incendies. Les estimés présentés par les chercheurs français ne tiennent pas compte non plus des inévitables pertes de méthane hors combustion ni même du fait que la combustion de ces combustibles fossiles ne peut se produire avec un rendement de 100%.

    De plus, je porte à votre attention que la présentation des chercheurs n’a pas l’objet d’une évaluation par les pairs et qu’elle ne tient pas correctement compte de l’essor des techniques non-conventionnelles comme la fracturation mécanique de la roche.

    De toute façon, il faut noter que même une augmentation de la température planétaire de 4 degrés C en 2100 supposerait, comme l’indiquait un rapport de la Banque Mondiale en 2012, un monde tellement différent qu’il en serait imprédictible.

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    1. Il est exact que ces calculs ne tiennent pas compte des autres GES et d’autres facteurs, mais il reste que les carburants fossiles représentent 85% du CO2 et que le CO2 représente environ 80% de tous les GES en effet radiatif. Donc, l’ordre de grandeur semble en effet écarter les deux pires scénarios. Le calcul tient compte de la fracturation, qui ne représente d’ailleurs qu’une infime et négligeable partie des quantités ultimement récupérables de carburants fossiles. Bien que l’article ne soit pas publié dans une revue à comité de pair, il est quand même signé par des experts réputés, qui ont de surcroît accès des données de meilleures qualité que celles de sources habituelles comme BP ou l’AIE.

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  3. Bonjour

    Je pense qu’il y a un souci avec l’ultime charbon 750 Gtep présenté par les auteurs. C’est effectivement un chiffre que l’on trouve dans la littérature ou dans diverses publications sur internet (chiffre souvent un peu plus faible d’ailleurs, c’est plutôt 500 Gtep), avec souvent un mélange dans l’interprétation entre « ressources prouvées » et « ressources ultimes » (par exemple G. Maggio ⇑, G. Cacciola – 2012 reprennent le chiffre de Laherrère, le comparent à d’autre sources, et font la confusion entre ultime et prouvé)
    Si on prend le BP Statistical Review of World Energy 2018, page 37, on trouve pour les [b]réserves prouvées[/b] le chiffre de 1035 Gt (je n’arrive pas à savoir si ce sont des tonnes ou des « short tons », mais ça ne change pas l’ordre de grandeur), ce qui équivaut à grosso modo 600 Gtep
    Jancovici donne un chiffre équivalent pour les réserves prouvées: ~1000 Gt (forcément, c’est la même source). Par contre il donne un chiffre pour l’ultime qui est de 5000 Gt, soit ~ 3000 Gtep !!! 5 fois plus.
    https://jancovici.com/transition-energetique/charbon/quest-ce-quune-reserve-de-charbon/

    Du coup, ça change « légèrement » la conclusion des auteurs…

    J’invite le lecteur à lire l’article de Jancovici pour relativiser les chiffres présentés ici: en fait les réserves ultimes en charbon sont estimées « à la louche », elles dépendent des conditions économiques et réglementaires de l’extraction, bien plus que le gaz ou le pétrole. De ce fait, il est impossible de prédire l’utilisation qui en sera faite.. C’est bien pour ça que le GIEC n’élabore pas 4 mais 40 scénarios d’émissions (tous plus ou moins réalistes), et qu’il me parait pour le moins cavalier d’écarter le RCP8.5 d’un revers de main…

    Je soupçonne les auteurs de cet article de douter également de leur chiffre ultime pour le charbon au vu de la tonalité pour le moins alarmiste de leur propos à ce sujet.

    Une phrase de leur document m’a aussi fait tiquer:
    « Notre estimation la plus probable des émissions de CO2 1870-2100 dues aux CF est inférieure à celles du RCP 4,5 et d’environ 270 GtC seulement au dessusde la limite correspondant aux 2°C. »
    270 GtC « seulement », c’est 30% du budget alloué pour rester sous les +2°C (830 GtC). Une paille effectivement….

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    1. Les chiffres données ici ne sont pas en gigatonnes, mais en milliards de barils. L’ultime varie un peu selon les sources, mais oscille le plus souvent entre 2000 et 2500 milliards de barils, les auteurs les plus optimistes en donnant 3000. Les données de l’AIE en la matière ne sont pas fiables, var elles reposent trop sur des autodéclarations gonflées des producteurs – le cas de l’Arabie Saoudite étant le plus connu.

      En clair, entre Jancovici et Laherrère, je fais confiance à Laherrère, qui est beaucoup plus spécialisé sur le sujet.

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      1. Bonjour

        Je ne vois pas de chiffres en barils dans le document de MM Durand et Laherrère? Il est présenté un ultime en charbon à 750 Gtep (page 7 du pdf https://aspofrance.files.wordpress.com/2016/10/bd_evaluation_reserves_ultimes_2015.pdf )
        Jancovici pour sa part donne un ultime charbon à 5000 milliards de tonnes US, soit 5000*0.9*0.6 = 2700 Gtep. https://jancovici.com/transition-energetique/charbon/quest-ce-quune-reserve-de-charbon/

        Que vous ayez plus confiance en Laherrère que Jancovici, c’est votre droit le plus strict, mais cela est un argument d’autorité qui n’enlève pas la faiblesse du raisonnement des auteurs. En effet celui ci repose sur une connaissance fine des ultimes des combustibles fossiles, or il n’existe pas forcément de consensus à ce sujet.

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      2. Je comprends ce que vous voulez dire. Mais Jancovici s’en tient aux sources publiques largement gonflées sur les ultimes, tandis que Laherrère se base sur les bases de données privées beaucoup plus fiables qu’utilise l’industrie pétrolière elle-même. De plus, Laherrère a passé au moins les 20 dernières années de sa vie sur le sujet, il est beaucoup plus spécialisé que Jancovici sur ce dossier précis. J’ia donc tendance à lui faire plus confiance.

        En ce qui concerne l’ultime sur le charbon, on entend souvent des chiffres très élevés, mais ces données sont très incertaines, beaucoup plus que dans le cas du pétrole. On voit que la production plafonne déjà en Chine, par exemple, alors que plusieurs sources laissent entendre que le charbon y est encore abondant. En pratique, les meilleurs grades de charbon sont épuisés un peu partout et ce qui reste est de moins en moins bonne qualité. Je pense qu’un ultime relativement bas pour le charbon se justifie.

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  4. Est-ce à dire que votre position, selon laquelle « Les changements climatiques sont substantiellement plus rapides que prévu et laissent présager un réchauffement de l’ordre de 4 à 5 degrés d’ici la fin du siècle » vient de changer?

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  5. Si j’ai bien compris les limitations de ces études, elles ont négligé les effets de la hausse des températures sur le dégagement de méthane actuellement situés dans les pergélisols et dans les clathrates océaniques. Les effets de serre de ce gaz sont dix fois plus importants que ceux du CO2.

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    1. Cette histoire de clathrates relève essentiellement de la spéculation: les données réelles ne montrent aucune augmentation appréciable de ces émissions pour le moment. Quant au méthane, il est 86 fois plus puissant comme effet de serres que le CO2 sur un horizon de 20 ans, mais À QUANTITÉ ÉGALE. Il faut garder à l’esprit que l’atmosphère contient 500 fois moins de méthane que de CO2. La part du méthane dans le réchauffement n’est que que 17%.

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      1. Spéculer sur notre survie, je préfère appliquer le principe de précaution lorsque les enjeux sont si importants. Consesrver un mode de vie axé sur la surconsommation, les excès et le gaspillage est un choix qui n’aura qu’une seule fin probable. Cela n’est pas une spéculation, mais tout le contraire, la mathématique liée toute hausse exponentielle dans un milieu limité. Et à ce que je sache, la Terre est bien circonscrite en surface et en volume.

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  6. Juste le partage d’un lien pour une émission radio La Méthode scientifique sur France Culture:

    https://www.franceculture.fr/emissions/la-methode-scientifique/gilles-ramstein-retour-vers-le-climat

    Que sait-on de l’évolution du climat terrestre ? Sommes-nous aujourd’hui arrivés au point de non retour climatique ? Comment mesure-t-on et estime-t-on l’évolution proche du climat sur Terre ? Existe-t-il des solutions pour inverser la tendance ?

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