Peu connue dans le monde francophone, l’histoire du mouvement luddite mérite pourtant d’être mieux connue. À partir de 1811, ces ouvriers anglais protestèrent contre la dégradation de leurs conditions de travail en détruisant des machines. Ils ont été accusés d’être technophobes, mais ils s’opposaient en réalité à la nouvelle logique capitaliste qui déqualifiait le travail, réduisait la qualité et accaparait tous les bénéfices. À l’ère d’Uber et de la robotisation, leur lutte apparaît d’une étonnante modernité.
L’histoire commence en 1811. La Grande-Bretagne est alors engagée dans un interminable et coûteux conflit avec la France napoléonienne. Le commerce est bloqué et le chômage et la pauvreté font des ravages. Dans le secteur du tissu, les industriels cherchent à faire des économies. L’une des solutions retenues consiste à ne plus tisser les bas d’une seule pièce, mais à tisser de longs tubes qui seront ensuite coupés et cousus pour faire des bas bon marché et peu durables.
Le changement peut paraître trivial, mais le tissage de bas est un métier spécialisé, bien payé, exercé par des professionnels qui maîtrisent l’utilisation du « métier à bas », un métier à tisser spécialisé en usage depuis deux siècles. Les patrons se proposent de le transformer en métier peu qualifié et mal payé, exercé non plus en atelier, mais dans des usines où l’on travaille 14 heures par jour. Les ouvriers y voient non seulement une menace à leurs conditions de travail, mais aussi à l’avenir de leur gagne-pain. Si la qualité des bas s’effondre, disent-ils, plus personne n’en achètera.
La révolte luddite
Le 11 mars 1811, à Nottingham, une manifestation est brisée par l’armée. Les ouvriers, en colère, cassent des machines dans un village proche. Le mouvement fait rapidement tache d’huile dans un rayon de 100 km au centre de l’Angleterre. Certains propriétaires d’usine déplacent leurs métiers pour les mettre à l’abri. Les ouvriers les interceptent et les détruisent.
Ces ouvriers en colère, qui multiplient les coups de main contre les usines, sont mal organisés. Mais ils se sont donné un général imaginaire, Ned Ludd, à qui l’on attribue la direction du mouvement. Les « luddites » qu’il inspire envoient des lettres et des édits d’apparence officielle, émis par « le bureau de Ned Ludd, forêt de Nottingham ». Ludd est un Robin des bois des temps modernes, auquel le peuple ne tarde pas à s’identifier. Les autorités perdront beaucoup de temps à pourchasser ce leader énigmatique.
Répression et héritage
Au total, les luddites détruiront environ 800 machines. Mais c’est le défi lancé aux intérêts de la classe dominante qui rend ces affrontements vraiment mémorables. La répression sera terrible. L’État mobilise la troupe pour protéger les usines et décrète que le bris d’un métier à bas sera désormais passible de la peine de mort. En 15 mois, 24 luddites sont publiquement pendus, 24 de plus sont condamnés à des peines de prison et 51 sont exilés en Angleterre.

La défaite des luddites signifie aussi la mort l’idée selon laquelle les gains de productivité apportés par les machines doivent profiter à tous. Vers 1830, la population s’était résignée à l’idée que les « marchés libres » étaient là pour de bon. Et accessoirement, comme les ouvriers l’avaient craint, le bas avait bel et bien disparu, remplacé par le pantalon.
Aujourd’hui, le mot luddite est souvent utilisé de manière péjorative, pour désigner une personne qui s’oppose aux machines et à l’industrie et par conséquent, au progrès. Mais il est de plus en plus utilisé aussi par des gens qui refusent la course à la nouveauté ou qui continuent d’utiliser de l’équipement périmé, mais encore en état de marche. Les gens qui refusent le machinisme à outrance et préfèrent des solutions « low tech » ou décroissante se réclament parfois aussi du luddisme.
Verra-t-on un retour de la destruction de machine comme méthode de protestation? C’est moins certain. Au XIXe siècle, la cible était claire et on pouvait la démolir à coup de masse. La technologie actuelle est plus diffuse. On ne peut pas simplement frapper sur la pollution chimique, les gaz à effet de serre ou le nuage informatique. Mais les remises en question du caractère équitable du machinisme ou les attaques de déni de service menées contre les entreprises jugées oppressives s’inscrivent dans une tradition comparable.
Sources :
« On ne peut pas simplement frapper sur la pollution chimique, les gaz à effet de serre ou le nuage informatique. « … Certes non, mais sur un serveur informatique, pas de problème :). La technologie actuelle est-elle si diffuse que cela?
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Oui, elle est très diffuse. Les serveurs de données utilisent une double ou une trop redondance, dispersée dans diverses parties du monde. Ce n’est absolument pas attaquable à coups de masse.
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En tant qu’artisan je vous propose un approfondissement de cette réflexion à travers le texte d »une causerie faite au salon Artisa de Grenoble sur l’avenir de l’artisanat. Je faisais un long détour par l’évolution histoirique des modes de production et de consommation : https://www.slideshare.net/JacquesBeaumier1/causerie-artisa
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Beau témoignage, merci.
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Ted Kazinski fait écho aux luddites avec son manifeste. Nous sommes allé trop loin.
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> Mais il est de plus en plus utilisé aussi par des gens qui refusent la course à la nouveauté ou qui continuent d’utiliser de l’équipement périmé, mais encore en état de marche.
Ça peut être aussi une rationalisation d’un revenu qui n’augmente plus voire régresse, ou comment faire de nécessité vertu.
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